Avant la sortie

Entretien avec Fred Boot pour Faerie Noire

Cette ruelle était vraiment crasseuse… Pas le genre d’endroit où j’aurais souhaité finir par bouffer les pissenlits par la racine.
En plus, j’avais oublié de nourrir le chat en partant… quelle chiasse ! Voilà ce qui me passait dans la tête pendant que les pruneaux sifflaient autour de moi, pire qu’un essaim d’abeilles auquel j’aurais voulu piquer son miel.
Tiens, parlons-en de mes oreilles… courtes et pointues (du plus bel effet d’après les quelques minets du quartier qui passaient outre ma « différence » pour prendre du bon temps en ma compagnie contre un peu de flouze), ce sont elles qui m’avaient valu d’être embauchée pour enquêter sur les coucheries d’une Dahue du coin qui avait eu la mauvaise idée de faire des cornes à son Jules (ouais ouais, elle est facile je sais, mais on s’amuse comme on peut dans mon métier), un membre bien placé du réseau Milord, dans ma belle ville de Paris. Bon, belle pour certains, crasseuse et meurtrière pour d’autres…
Les Rejetons font ce qu’ils peuvent pour survivre dans ce monde qui n’est pas fait pour eux et beaucoup virent au mariole après un ou deux revers face à la « justice » humaine. Pour ma part, j’essayais de maintenir un semblant d’honnêteté, mais vous savez ce que c’est, même droite dans ses bottes, quand on bosse principalement pour des Truands… ça finit par déteindre.
Je savais que j’aurais dû rebrousser chemin quand j’ai vu que la mistinguette venait lécher la poire de l’autre cornu Radagast, un irlandais trafiquant de Horse qui monte en puissance sur Saint Denis depuis quelques mois… Mais qu’est-ce que vous voulez, faut bien vivre !
Allez ma poulette, on se secoue et on défouraille ces tocards avant de filer faire un rapport au patron…
Après, il sera bien temps de nourrir ce con de chat en sirotant une petite fée verte…
Métier de con.

Les Rejetons dans toute leur splendeur

Salut Fred¹, alors comme ça, sans prévenir, tu nous sors un jeu complet, même pas en foulancement du jour au lendemain… Qu’est-ce que c’est que ces manières ?

Je sais, j’ai merdé. Je me suis dit fin mai « Allez mon Fredo, faut faire kekchose de ta vie ! » et je me suis lancé dans la création d’un jeu de rôle au lieu de devenir consultant chez LVMH. Résultat : au lieu de rigoler fort quelque part à Dubai entre deux rails de coke, je suis là en train de répondre à une interview pour Culturejdr.

Donc, quand tu ne croques pas un Ben Felten² en quarantaine, la fine équipe de Rôle’n Play³ ou encore tes divers projet bd, tu ourdis des jdr mêlant polar noir et féérie avec ton collègue Johann Krebs⁴… À mi-chemin de Garrett Détective privé⁵ et des Tontons Flingueurs⁶, vous nous pondez Faerie Noire⁷, un jeu qui sent bon le tripot mal famé. Ça vous est venu comment cette idée ?

Polar noir et Fantasy, une belle histoire d’amour

Au départ je voulais faire Ben Felten the RPG mais il avait déjà vendu les droits. Alors je me suis rabattu sur mon plan B, une vieille idée un peu idiote d’il y a quelques années : et si, au lieu de faire parler des persos d’un univers de fantasy comme le quidam de tous les jours, on mettait de la fantasy dans notre culture populaire argotique. J’avais l’intention d’en faire une BD mais ça ne collait pas. En mai j’ai commencé à m’apercevoir qu’en fait il me fallait faire un univers et le faire vivre autrement que par une BD. Et je me suis dit que ce serait marrant de jouer des orcs avec des flingues qui parlent comme Audiard⁸. J’ai commencé à gratter des trucs dessus, puis en discutant de la chose avec l’ami Johann Krebs je lui ai demandé si ça le brancherait de tenter le challenge de faire un jdr complet en 3 mois. Et zoum.

La première fois que j’ai vu tes dessins, c’était dans Mousquetaires de l’ombre⁹, qui était déjà un mix assez étrange d’Alexandre Dumas¹⁰ avec Men in Black¹¹.
C’est assez marrant cette concordance qui fait que au moment où le retour de Château Falkenstein¹² est annoncé par Lapin Marteau¹³, Faerie Noire arrive… Vous avez un lien karmique Brand¹⁴ et toi où c’est un complet hasard de calendrier qui nous vaut deux jeux mettant en scène la féérie dans un contexte « inhabituel » et utilisant des cartes à jouer pour résoudre les actions des personnages ?


Pour comprendre il faut connaître la mère Morel, du Café de Cayeux de Dieppe, qui est aussi voyante. Elle lit le passé et l’avenir dans les écailles des harengs. C’est une longue histoire mais je vais faire court : elle m’a appris que Brand et moi sommes jumeaux cosmiques. Je sais, c’est vache d’apprendre ça alors qu’on en est qu’au quatrième calva de la matinée. Mais hors de question de lui filer mes droits d’auteur sur Faerie Noire. Je tiens à pouvoir au moins m’offrir une Valstar, la bière des stars.

Bon, je n’irai pas par quatre chemins, j’ai adoré la lecture de Faerie Noire, que je trouve à la fois concis et suffisant pour jouer.
On sent toutefois que vous en avez gardé sous le pied et que l’univers mis en place ne demande qu’à s’étoffer (je pense notamment à la Horse, cette drogue pas banale qui circule chez les malfrats ou les relations entre organisations), que ce soit par des suppléments de contexte où une belle campagne, d’autant que vous concluez le bouquin par cette magnifique phrase : Ce livre n’est qu’un début
Une chance que les développements aient droit également à leurs versions papier ou vous misez tout sur le site du jeu pour le suivi ?

Pour ne garder que la subsant… la subtans… la substantifique moelle du monde de Faerie Noire, il a en effet fallu écrire bien plus en amont sur tous les domaines sociaux, artistiques et politiques. Mais surtout sans tomber dans le côté jeu à mystères. Il n’y aura pas de grands secrets à découvrir dans des suppléments. Disons que nous avons assez de choses dans notre chapeau pour créer des histoires. C’est d’ailleurs l’esprit du jeu : développer cette France qui mélange fantasy et films noirs au travers des scénarios à jouer et des fictions. On préfère cette approche aux trucs encyclopédiques ou aux “secrets”. Je crois savoir que ce n’est pas trop la mode en ce moment de faire découvrir un monde via des scénarios, mais tant pis. On est des rebelz’.

Alors, mettons un peu les mains dans le cambouis.
Déjà, niveau ergonomie il y a visiblement eu un gros boulot de fait pour rendre les persos lisibles au maximum, avec l’utilisation de cartes présentant les différents Rejetons ainsi que celles pour les Gagne-Pain (les deux éléments constituant un personnage). C’était une volonté présente dès le début du projet ou vous êtes partis d’un truc à la Rolemaster¹⁵ que vous avez dégraissé, poncé et usiné jusqu’à l’os ?

Avant que Johann ne se joigne à moi, je me disais « Bon alors, je vais prendre quoi comme système ? OSR¹⁶ ? Le vieux truc Chaosium¹⁷ ? ». Tu vois déjà le niveau du mec. Et puis Johann m’a dit « Il faut un système qui colle à cet univers, il doit être aussi parlant que le pitch et le background, indissociable ». Enfin, il ne l’a pas dit aussi bien. Bref. Il continue : « Faudrait… je sais pas… un truc inspiré des dés aux casino… ». Je lui ai dit « Le poker, coco. Le poker ! ». Je me voyais déjà jouer avec le chapeau mou, la cigarette en chocolat au coin du bec, et les cartes en pognes. Johann a bossé sur le système à partir de ça. Il a pondu un bidule élégant, léger, fun, et parfaitement dans l’esprit de l’univers. On l’a testé avec les copains, on a corrigé. Ça s’est très bien passé car lui et moi étions clairs sur ce que nous voulions. Il connaît bien mieux que moi tous les systèmes de jdr, mais nous partageons un même esprit de synthèse. Il fallait un truc qui va tout de suite au fait sans que ce soit froid. Un système « claque dans la gueule », mais avec le sourire. Johann a eu la Grâce.

Ensuite, il y a la magie (ou plutôt, la Sauce) qui bien que présente, me paraît potentiellement mortelle dans son utilisation par (et pour) les joueurs… tu pourrais développer l’intention derrière cet usage « à risque » ?

Oui, la magie dans Faerie Noire est lourde en perte d’énergie vitale. Il fallait là aussi que ça colle à l’univers noir des romans et films qu’on avait en tête. Il y a certes des paliers qui peuvent être très puissants, mais il faut une bonne dose de chance et un max de “points de vie” pour les accomplir.

En parlant de magie, on se doute (doute confirmé à la lecture du scénario en fin d’ouvrage) qu’il sera possible de tomber sur des objets Enchantés, qu’il s’agisse de reliques ou de créations de certains Rejetons (au pif, des Nabots)… Vous avez prévu des règles supplémentaires pour gérer ça ?

En effet, il existe des artefacts. Nous n’avons pas prévu de règles à ce sujet pour l’heure, mais tout est ouvert. Je peux juste dire que pour nous les auteurs, les Rejetons n’ont pas les compétences pour créer des objets magiques, disons que ce n’est pas du tout leur fixette. Mais si un ou une fan en décide autrement, pourquoi pas ? Avec Johann on est très curieux de voir comment les joueurs et les joueuses vont s’approprier notre jeu. Notre plaisir dans le jeu de rôle c’est l’inattendu. On a conçu Faerie Noire dans ce sens : éclatez-vous avec, faîtes-en ce que vous voulez avec vos envies et vos vécus, vraiment.

Vous avez fait le choix de l’indépendance pour sortir Faerie Noire, comme de plus en plus d’auteurs tendent à le faire. Bon déjà, quand un illustrateur fait partie intégrante du projet, c’est tout de suite plus simple, mais au-delà de cette question d’ordre pratico pratique, qu’est-ce qui vous à motivé à tenter l’aventure en solo ?

Je ne vois sincèrement plus trop l’intérêt aujourd’hui de ne pas être indépendants vu les enjeux d’un jeu de rôle. Comme il n’y a pas de retour sur investissement à par le plaisir de le faire et de le voir jouer, et sachant qu’aujourd’hui tous les outils existent pour créer un jeu de A à Z, et bien pourquoi se priver ? Bon, après j’aime bien avoir le contrôle des choses et je travaille mieux et beaucoup plus vite seul ou comme ici en binôme. On a eu la chance d’avoir un petit groupe de joueurs et de relecteurs au poil de martre, vraiment. Et comme tu l’as rappelé, je peux à la fois rédiger, mettre en page et illustrer, donc… Pourquoi serais-je passé par la recherche d’une structure ? En même temps que la création du jeu, je zieutais les options d’impression, les coûts etc. Je savais mon capital en temps et en argent, j’ai fait en sorte que ce jeu entre dedans tout en ayant un maximum de qualité.

Auteur multitâche cherche clé de douze pour resserrer les rotatives

Quand je regarde les crédits du bouquin, je ne vois que les noms des deux auteurs, aucune mention d’une éventuelle structure destinée à soutenir vos productions… Ça voudrait dire que Faerie Noire s’apparente à un coup d’un soir ou vous avez d’autres idées en tête, d’autres thèmes à aborder ?

Perso je suis partant pour rebosser sur un autre jdr avec Johann si un jour les astres se mettent dans la bonne position. Là on va développer des trucs pour le site web de Faerie Noire et le faire vivre au sein de la communauté Discord que nous commençons à réunir. Mais lui et moi sommes un peu anars sur les bords, je pense qu’on aime par-dessus tout se marrer en toute liberté mais sans mal torcher les choses. Faire une structure éditoriale, à part foutre une crotte de logo sur la couv, je ne vois pas ce que ça apporterait.

Pour ce qui est de l’impression des bouquins, je vois que vous avez prévu trois types de formats : pdf, livre à couverture souple dos carré collé et livre version luxe avec couverture dure dos carré cousu… déjà, merci pour le choix, c’est toujours cool, et ensuite j’ai cru comprendre que vous n’envisagiez pas spécialement une présence en boutiques. C’est un choix que vous avez fait purement pour limiter les risques financiers ou ça relève d’une réflexion plus vaste autour de la consommation du jdr aujourd’hui ?

Nous n’avons pas la logistique pour être distribué en boutique, ni le temps d’ailleurs, et on préfère se concentrer sur la vente à distance et le faire bien. Il ne s’agit pas d’un positionnement politique ou militant, pour cette partie nous faisons avec ce que l’on a. Mais encore une fois, à notre petit niveau les enjeux sont faibles, on ne joue pas nos vies. On peut se permettre de vendre tranquillement en ligne, de redonner un peu de boost à certains moments, de ne pas laisser dormir le bouzin. On n’a pas de chiffre d’affaires ni de salariés à payer. On n’a pas misé sur le jeu de rôle pour gagner des pépettes, donc pas de stress.

D’ailleurs, ce marché du jdr, parlons-en… Vous en pensez quoi de cette déferlante qui semble parti pour se maintenir ? Les projets s’enchaînent à une vitesse folle et jamais autant de jeux n’ont vu le jour que ces dernières années. À votre avis, il y a de la place pour tout le monde ou ça va se régler à coup de surin dans les allées sombres au cours des années à venir ?

Alors, les sorties de mars à août c’est fait… Septembre, me voilà !

La surproduction est la question qui se pose aussi dans le domaine de la BD. Perso, j’aime mon époque pour une chose : on peut aujourd’hui sortir un livre, pdf ou papier, très facilement. On se balade avec des terminaux dans nos poches. L’impression numérique a cassé les prix. La création est possible partout, accessible tout le temps. Notre période n’est pas rigolote, mais on vit aussi quasiment toutes et tous avec le potentiel de créer et diffuser des œuvres, du rêve et j’en passe, à chaque instant, 24/7. Donc je trouve ça bien cette profusion de jeux. Je trouve bien de dénicher un petit jeu de John Grümph¹⁸ et de voir un peu plus loin une super couverture de telle donjon et dragonerie en crowdfunding. Je ne me pose pas la question en termes de marché, ce n’est pas ma place. Je ne connais rien au business du jdr, à part les pourcentages d’auteur et les prix pratiqués pour les illustrations. Ce qui m’intéresse c’est la création. La mienne et celle des rôlistes. 🙂

Plutôt satisfaite, la vieille Galibote retourna derrière son rade…
Le dernier pochtron venait de partir et il était temps de se remettre au boulot. Les Irlandais et Milord devenaient vraiment trop entreprenants ces derniers temps et comme ça ne pouvait plus durer, elle avait décidé de prendre les choses en main.
Se saisissant d’un harengs crevé dans le seau rouillé dissimulé sous le comptoir (qui, il faut bien l’admettre, participait beaucoup à l’ambiance rance se dégageant de son établissement), elle prit le temps d’échanger un regard torve avec la bestiole avant de la claquer sur son billot. D’un geste sûr hérité d’une longue pratique, elle trancha la tête et retira les boyaux de la poissecaille avant d’en gratter les écailles, dont elle observa attentivement la disposition à la lumière poussive d’une lampe à pétrole issue d’un autre âge.
Parfait.
La gamine Gravos allait rapporter les coucheries de l’autre traînée au Dahu et déclencherait une magnifique petite guerre de gangs pas piquée des vers. Elle était bien cette petiote. En plus elle aimait les chats. La Mère Morel se frotta les mains de contentement et se fit la promesse de faire livrer un seau de harengs devant la porte de la gamine…
C’était bien la moindre des choses vu le service qu’elle venait de lui rendre sans le savoir, parce-que quand même… on a beau être des Truands, on est pas des bêtes.

Un grand merci à Fred Boot pour ses aimables réponses et ce jeu qu’il est bien 😀

Propos recueillis auprès de Fred Boot par David Barthélémy

Notes et références :

¹ Fred Boot
² Ben Felten, auteur de Donjon & Cie
³ Rôle’n Play
⁴ Johann Krebs : co-auteur de Faerie Noire ou organiste allemand né en 1690 … mais j’ai comme un doute
Garrett Détective Privé
Les Tontons Flingueurs
Faerie Noire
Michel Audiard
Les Mousquetaires de l’Ombre
¹⁰ Château Falkenstein
¹¹ Alexandre Dumas
¹² Men in Black
¹³ Lapin Marteau
¹⁴ Jérôme Brand Larré
¹⁵ Rolemaster
¹⁶ OSR
¹⁷ Chaosium
¹⁸ John Grümph voir dossier Grümph part 1 et 2

Avant la sortie

Entretien avec Frédéric Weil et Stéphane Arnier à propos de Thoan, par le label Ludika

Depuis tout jeune, mes lectures favorites ont toujours très largement été orientées vers la S-F, le fantastique et dans une moindre mesure l’horreur (je ne remercierai jamais assez ma bibliothèque municipale de l’époque d’avoir proposé un rayon peuplé de noms comme Leiber¹, Zelazny², Farmer³, Lovecraft⁴, Van Vogt⁵ et tant d’autres encore)… 
Mes premiers achats en tant que MJ allaient également dans ce sens, avec Ambre⁶ et Thoan⁷. Tous deux m’ont procuré un moyen de prolonger mon exploration de ces univers passionnants, à la différence de l’Appel de Cthulhu⁸, qui pour moi ne parvenait au final absolument pas à rendre la saveur des nouvelles de l’homme de Providence
Depuis plusieurs années, l’annonce d’une nouvelle version de Thoan circulait chez les gens bien informés (ou pas) et je trépignais d’impatience à chaque retour de la rumeur, allant jusqu’à passer Léonidas Vesperini⁹ à la question et lui arrachant de fait un énigmatique « c’est dans les tuyaux ».
Je vous laisse imaginer ma surprise l’année dernière, à l’annonce d’un partenariat entre les Éditions Mnémos¹⁰ et les XII Singes¹¹ pour éditer des jeux sous le tout frais label Ludika¹², label qui proposerait dans son catalogue, je vous le donne en mille : Thoan

Un label à surveiller de près

Pensez donc ! Avec une alliance comme celle-ci, impossible pour moi de rester de marbre, voire simplement d’attendre le lancement du projet pour en savoir plus.
Je me suis donc saisi de la Trompe de Shambarimen¹³ qui trainait dans mon placard depuis quelques années, et après y avoir soufflé quelques notes mélodieuses, me suis faufilé au travers du portail ouvert sur la grande salle où devisaient paisiblement les Seigneurs Frédéric Weil¹⁴ (directeur éditorial de Mnémos, auteur du JDR Nephilim) et Stéphane Arnier¹⁵ (auteur, animateur de l’équipe rédactionnelle sur THOAN), afin d’obtenir de précieux renseignements sur toute cette affaire.

Bonjour Frédéric, bonjour Stéphane, et un très grand merci d’avoir accepté de m’accorder un peu de votre temps.
Alors Frédéric, ça y est… Jusqu’ici, les Éditions Mnemos s’étaient cantonnées, d’un point de vue ludique, à perpétuer l’héritage de Multisim¹⁶ au travers de Nephilim¹⁷, tout d’abord grâce à une V4 en 2012, puis une v5 dont les saisons 1 et 2 furent financées respectivement en 2017 et 2020, pour être à ce jour toutes deux livrées.
C’est d’avoir remis le nez dans Nephilim qui t’as donné envie d’en faire plus ou ça te travaillait depuis plus longtemps ?

Nephilim Légende Saison 1… c’est beauuuuu !

Frédéric : Un peu des deux ! Thoan a une place particulière dans mon histoire de concepteur de JDR car j’en avais beaucoup discuté avec mon ami Léonidas Vesperini, à l’époque de la première édition, lorsqu’il travaillait dessus avec son frère. Nous avions échangé sur les concepts innovants et les choix ludiques effectués. Et lorsque, en 2018, nous avons édité l’intégrale des 7 romans du cycle de La Saga des Hommes-Dieux¹⁸ dans notre collection d’intégrales SF prestige, je me suis surpris à repenser à une nouvelle adaptation ludique. Le monde n’étant peut-être pas si mal fichu que cela, j’ai été contacté à l’époque par une partie de l’équipe du nouveau projet dont les membres étaient des anciens joueurs de la première mouture, membres éminents (ils le sont tous !) de l’asso des fans de Thoan, chaudement recommandée par Léonidas pour un projet d’un tout nouveau JDR d’après Thoan ! Coïncidence heureuse, synchronicité ou autre, que sais-je…
Nous avons beaucoup discuté sur le concept, les règles. Cela a pris du temps avant d’aboutir à une proposition ludique forte, singulière, aboutissement qui d’ailleurs n’a trouvé véritablement sa réalisation que lorsque Franck¹⁹ des XII Singes lors de nos discussions pour monter LudiKa a vu tout de suite le potentiel et nous a proposé une adaptation du système Abstract Donjon²⁰ dont la philosophie colle parfaitement à l’esprit du nouveau Thoan.

Thoan, c’est un choix osé non ?
Alors, je ne dis pas… Personnellement je signe des deux mains pour trois exemplaires, mais pour les nouvelles générations de rôlistes, ce n’est pas forcément une référence très parlante… 
Qu’est-ce qui a permis de se dire que le projet trouverait son public, en dehors du potentiel aventureux énorme de l’œuvre de Farmer (non je ne suis pas fan, nan mais) ?

Eh bien, en premier lieu le potentiel aventureux énorme de l’œuvre de Farmer ! Ainsi que le défi de le faire vivre en JDR de manière simple et parlante ! On n’écrit plus de JDR aujourd’hui, je crois, comme nous le faisions dans les années 80 et 90.
Mais surtout, devant la thématique de jouer un sorte d’homme et de femme-dieu, presque immortel, utilisant une science si avancée qu’elle est presque devenue de la magie mais frappé de défauts importants, hanté par une part sombre et des secrets de famille et ceci au travers de milliers de cosmos privés, de mondes-aventures souvent conçus comme des terrains de jeu géants, quel rôliste peut résister à cette proposition ? en tout cas, clairement pas moi 🙂
Ça a été d’ailleurs assez lumineux, une fois que l’équipe avait mis au point cette idée centrale, les idées fortes du projet se sont enchaînées les unes derrière les autres à la vitesse de l’éclair. 

Si j’ai bien compris, on parle ici d’une gamme composée d’un livre de base d’environ 200 pages, d’un supplément décrivant différents univers de poche et d’un éventuel troisième ouvrage apportant des univers maisons par des créateurs bien connus… Quant au système de jeu, il m’avait semblé entendre dire que Abstract était retenu pour motoriser la bête. J’aime beaucoup cette mécanique, mais m’interrogeais tout de même sur son application à cet univers, Abstract n’étant pas forcément très « adapté » à l’improvisation narrative, mais plus à un déroulé très scripté… 
Alors, info, intox ? 
Et si c’est bien Abstract qui a été retenu, vous avez prévu des aménagements afin de l’assouplir un peu ? 
Enfin, pas d’écran de jeu au programme ?

Abstract Donjon, un jeu que je l’aime

Stéphane : Au niveau système, THOAN est bel et bien une adaptation Abstract. D’abord, parce que sur le fond cela correspond particulièrement bien à l’état d’esprit des Seigneurs : anticiper, réfléchir, ne rien laisser au hasard, faire ou ne pas faire (“il n’y a pas d’essai”, comme dirait Yoda). Les mécanismes du système redonnent les rênes des personnages aux joueurs, et cela donne cette sensation de puissance et de contrôle que nous voulions faire ressentir. Ensuite, le système est bien adapté pour refléter le côté pulp de l’univers, et permet de mettre en scène très simplement (au niveau règles) des scènes très grandioses et complexes (au niveau narratif). Enfin, c’est un système très souple, ce qui était indispensable pour qu’il puisse fonctionner dans tous les mondes, avec toutes les créatures et au travers de toutes les bizarreries des mondes thoans (celles que nous proposons, mais aussi celles que les meneurs de jeu pourront inventer à loisir).
Par leur nature, les scénarios rédigés pour ce système ont un aspect scripté, c’est vrai. Mais en réalité, le système fonctionne très bien et très simplement en improvisation totale : le meneur de jeu n’a qu’une seule et unique chose à gérer (outre son histoire), à savoir le nombre de dés qu’il lui reste à opposer à ses joueurs dans sa réserve. Le livre de règles de THOAN propose, dans une partie dédiée au meneur, des guides et des idées, aussi bien pour celles et ceux qui aiment préparer des coups tordus que pour celles et ceux qui préfèrent se lancer en improvisation.

Frédéric : Si, si, il y a un écran 4 volets de prévu, illustré par le très talentueux Dogan Oztel²¹ et qui sera accompagné de son livret de scénario.

La proposition ludique de cette nouvelle version sera d’interpréter des Seigneurs Thoan, soit une belle bande de tordus, tous plus mégalomaniaques et névrosés les uns que les autres.
On a pu constater dans Les portes de la création²² que cohabitation et fonctionnement en bonne intelligence ne sont pas nécessairement les points forts des Hommes (et Femmes) Dieux, aussi je m’interroge sur l’aspect jeu à campagne d’un tel setting… 
Ça ne risque pas de virer au jeu de massacre à chaque partie ?

Stéphane : Certes, Philip José Farmer a beaucoup plus utilisé les Seigneurs comme des antagonistes de ses romans que comme des héros, mais il a aussi montré qu’il s’agissait d’un peuple très hétérogène. Jadawin²³ et Anania²⁴ étaient des enfoirés par le passé mais ont suivi un arc de rédemption. Luvah²⁵ ou Manathu Vorcyon²⁶, eux, sont montrés comme loyaux et honnêtes tout du long. Il n’y a donc pas qu’une seule façon de jouer à THOAN, et à la constitution du groupe de PJ, les joueurs devront d’abord se demander quels types de Seigneurs ils souhaitent incarner (tout le monde n’est pas à l’aise avec les parties de jeu de rôle où les joueurs se tirent dans les pattes). Les Thoans sont tous des humains qui se prennent pour des dieux… mais tous ne dominent pas comme des tyrans sanguinaires.
Ceci étant dit, oui, il est tout à fait possible de créer un groupe de Seigneurs tordus qui se détestent (c’est quand même la base), mais des outils sont mis à disposition du meneur : premièrement, qu’ils se détestent ou pas, il est recommandé aux PJ de former une cellule familiale thoanne, et cela crée des liens ; deuxièmement, un scénario du livre de base fournis un contexte sur-mesure et une raison très valables à des PJ de s’allier sur la durée même s’ils se méprisent ; et troisièmement, le système Abstract vient aussi en renfort dans cette situation, et ce de façon très naturelle : des joueurs qui dépensent des dés de leurs fiches pour nuire à leurs camarades se mettent dans la panade pour la suite. Si vous voulez trahir un compagnon, choisissez bien votre moment pour que cela ne vous retombe pas dessus (mon conseil : attendez les dernières scènes d’une aventure… comme dans les romans).

Au niveau de la timeline de l’univers et vu le nombre très réduit de survivants Thoans à la guerre des Cloches Noires²⁷ ou aux vendettas familiales, je vous soupçonne de vous placer avant l’époque de Robert Wolf²⁸… 
J’ai tout bon ou vous êtes vraiment joueurs et avez rusé pour nous proposer autre chose ?

Stéphane : La volonté de départ de ce jeu de rôle THOAN est d’adapter les romans de Farmer (tous les romans), or ils s’étalent sur quinze à vingt ans environ. De plus, en proposant d’incarner des Seigneurs, l’idée était aussi de lâcher la bride aux personnages : nous ne voulions pas que les joueurs et meneurs se sentent bridés, que leurs actions ne puissent influencer l’Histoire (avec un grand H). En conséquence, le parti pris est le suivant : le jeu se positionne à l’exacte fin de la saga.

Si vous n’avez pas encore lu le Cycle de Hommes-Dieux, jetez vous dessus bande de petits veinards

Pour les fans, cela permet de jouer avec toutes les conséquences des romans (les campagnes proposées s’amusent beaucoup avec cela) ; pour celles et ceux qui n’ont pas lu la série, cela permet de ne pas être frustrés par le manque de références ; et pour tous, cela permet d’avoir une véritable influence sur le multivers. Si les PJ croisent les héros de la saga, ils peuvent s’en faire des alliés ou des ennemis. S’ils veulent s’attaquer au monde à étages pour en prendre possession ou pour voler la trompe de Shambarimen, ils le peuvent vraiment sans que ça ne contredise les romans. Etc.

Si la souscription fonctionne pour Thoan (ce dont je ne doute pas), on serait en droit d’espérer d’autres adaptations d’univers littéraires emblématiques, au hasard disons… de Zelazny, toujours Farmer, Vance (Geste des Princes Démons²⁹ si tu m’entends), ou encore Steven Brust³⁰ (bon, je sais que Brust est plus confidentiel en France, mais je ne peux m’empêcher de rêver d’arpenter un jour les rues d’Adrilanka, siroter un klava brûlant en terrasse ou encore, d’aller régaler mon personnage d’un bon repas chez Valabar et fils³¹ à l’occasion) ?

Celle-là est purement gratuite, mais si vous en avez l’occasion, plongez-vous dedans, je vous promets que vous ne le regretterez pas

Frédéric : Oh, un projet à la fois ! 
En revanche c’est certain qu’il y a plusieurs univers littéraires qui pourraient faire d’excellents JDR pour peu que l’on ne se contente pas d’une « exploitation » à la papa, soit une créa de perso, une encyclopédie longue comme le bras et au final indigeste et surtout inutilisable par les joueurs et les joueuses des années 2020 dont le temps est autrement utilisé et réparti. 
En tout cas, pour moi, il me semble important de trouver à chaque fois un angle éditorial et ludique très fort qui donne envie à des groupes de passer des heures autour de la table afin de vivre ces expériences qui, trente ans après, continuent à nous faire rêver avec beaucoup d’émotions. D’ailleurs, si l’on y regarde bien, il n’y a pas tant de créations artistiques et culturelles qui marquent aussi fortement leur spectateurs (et dans le cadre du JDR, leurs acteurs). Comme je l’ai toujours pensé depuis la première édition de Nephilim, je crois, qu’à côté des concepteurs, des designers et des écrivains, il y a les praticiens, qui, en jouant et en improvisant pendant des heures, enrichissent et font vivre ces créations imaginaires. Je les considèrent comme aussi des co-auteurs et co-autrices à part entière d’un JDR

D’un point de vue éditorial, ça se passe comment cette association avec les XII Singes et plus exactement, qui va faire quoi au niveau des différents jeux que vous comptez proposer ?

Frédéric : Nous avons fondé LudiKa parce que déjà nous nous connaissons et fréquentons depuis de nombreuses années. Nous avons décidé de passer à la vitesse supérieure tout simplement dans l’idée de proposer ensemble des projets ambitieux, hors normes qui nous passionnent et SURTOUT qui nous permettent de réunir nos expertises et nos visions créatrices.
Pour le dire autrement, Avec LudiKa, notre engagement est simple et entier : vous proposer des expériences ludiques fortes, singulières, des JDR ambitieux et qui ont de la personnalité ! Des expériences qui ont emballé et convaincu les équipes des deux éditeurs et pour lesquels, elles pourront apporter et mutualiser leurs savoirs-faire et leurs expériences ludiques. 
In concreto, nous passons beaucoup de temps en pré-production à partager et mettre en commun nos idées, puis dans la production, en fonction des projets et des appétences personnelles, nous nous répartissons les différentes tâches de chaque projet afin d’avoir une démarche budgétairement solide et une efficacité réelle.

Il y a maintenant quelques années, Mnemos avait publié le superbe livre-univers Jadis³², brillamment illustré par Nicolas Fructus³³, avec Charlotte Bousquet³⁴, Mathieu Gaborit³⁵, Régis Antoine Jaulin³⁶ et Raphaël Granier de Cassagnac³⁷ à l’écriture, provoquant ainsi l’émoi chez beaucoup de geeks et de rôlistes, dont moi, notamment lorsqu’un possible développement sous forme de jdr avait été évoqué…
Je te laisse, sur cette base deviner qu’elle peut bien être ma question non formulée…

Jadis… promis je vous mettrai une photo de la carte géante dès que j’aurai libéré un mur de la maison

Frédéric : Question que l’on me pose très souvent 🙂 Je suis très heureux que Jadis suscite autant d’envie et d’enthousiasme. C’est un univers qui me tient autant à cœur que celui de Nephilim, c’est dire ! Je continue patiemment à travailler sur le projet. Je suis dans une phase de mise au point du système de jeu. J’avais trouvé quelque chose qui me plaisait bien il y a 3 ans, mais j’ai presque tout jeté à la poubelle et je repars sur une nouvelle piste qui m’excite bien !

Bon fatalement, on va se demander si la possibilité d’exhumer quelques jeux du catalogue de Multisim vous a traversé l’esprit… Et même si de mon point de vue de nouvelles créations sont toujours plus souhaitables que des retours de grands anciens, je dois avouer que voir des jeux comme Guildes³⁸, Agone³⁹ ou Dark Earth⁴⁰ faire peau neuve ne serait pas forcément une mauvaise chose (notamment pour en faciliter l’accès aux « jeunes » rôlistes)… Vous en pensez quoi chez Ludika ?

Frédéric : Là aussi, je suis très souvent sollicité pour les jeux que tu pointes ainsi que pour RétroFutur⁴¹ ! Certains de ces projets sont difficiles car il y a des problèmes de droit, d’autres peuvent se faire ! On verra bien 🙂

RétroFutur… Si seulement, voilà un jeu qui gagne à être connu

Quelque chose à ajouter, que ce soit à propos de Ludika, Mnémos ou d’une manière plus générale ?

Frédéric : Je dirai juste qu’après 30 ans, faire du JDR (le lire, le pratiquer, le concevoir, l’éditer) reste pour moi une expérience personnelle comme professionnelle extraordinaire ! Plus nous avançons dans le temps, plus je pense que ce média a véritablement changé et anticipé une partie de nos cultures contemporaines. Bien sûr, pour le jeu vidéo c’est flagrant mais dans l’écriture romanesque, sérielle, cinématographique, voire jusque dans l’art contemporain, on peut sentir l’influence forte des concepts de base du JDR.
Quand je vois l’incroyable créativité de nos jours, la multitude de super idées, concepts, designs, R&D ludiques, tant dans les jeux narratifs, dans l’OSR que dans les grosses machines « classiques » sans compter le retour en grâce du média en tant que tel depuis la sortie de la 5e de D&D, je trouve tout cela vraiment magique. Je suis un peu comme un gamin dans un magasin de confiserie…

Voilà voilà… Je ne sais pas pour vous, mais moi je vais foncer mercredi dès le démarrage du projet. Abstract a été pour moi la plus belle découverte de 2020 au niveau des systèmes de jeu, tant par sa simplicité que par la liberté qu’il accorde (vraiment, pour une fois) aux joueuses et aux joueurs quant aux actions de leurs personnages (si vous ratez une action, c’est que vous l’avez choisi, et lorsque vous la réussissez, c’est selon vos termes) et mon amour inconditionnel pour les grands cycles de Farmer ne saurait tolérer que je passe à côté de ce jeu.
La première mouture chez Descartes m’avait totalement séduit et ce nouveau jeu (car oui, définitivement il s’agit bel et bien d’un nouveau jeu, pour celles et ceux qui douteraient encore à cause du nom) me vend déjà du rêve, de part son positionnement, sa mécanique et son esthétique.
Avec ce projet, Ludika va frapper fort et je souhaite de tout cœur que ce démarrage explosif (selon mes goûts) ne soit que l’amorce d’une longue et fructueuse collaboration entre les XII Singes et Mnemos, afin de nous proposer nombre de beaux projets dans les prochaines années (pauvre de mon portefeuille), ce qui semble bien être le plan des machiavéliques Seigneurs aux commandes de cette belle machine de création.
Vivement mercredi 😁

Pour le plaisir des yeux, tout de même la première adaptation parue chez Descartes

Propos de Frédéric Weil et de Stéphane Arnier recueillis par David Barthélémy

En bonus, quelques documents pour découvrir le jeu :
Exemple de personnage
Kit de présentation
Sommaires
Présentation des mondes-aventures

Notes et références :

1 Fritz Leiber
2 Roger Zelazny
3 Philip José Farmer
4 H.P. Lovecraft
5 A.E. van Vogt
6 Le Cycle d’Ambre
7 Thoan
8 L’Appel de Cthulhu
9 Léonidas Vesperini
10 Editions Mnemos
11 Les XII Singes
12 Ludika
13 La trompe de Shambarimen : ancien artefact Thoan permettant d’ouvrir n’importe quel portail, à condition de jouer la bonne série de notes
14 Frédéric Weil
15 Stéphane Arnier
16 Multisim
17 Néphilim
18 La Saga des Hommes-Dieux
19 Franck Plasse
20 Abstract Donjon
21 Dogan Oztel
22 Les Portes de la Création
23 Jadawin : Seigneur d’Alophbethmin, le Monde à étage
24 Anania : Soeur de Jadawin
25 Luvah : Frère de Jadawin
26 Manathu Vorcyon : Grande scientifique Thoan
27 Les Cloches Noires : Invention Thoan destinée au transfert d’esprit et ayant accédé à la conscience, elles représentent la plus grande menace que leurs créateurs aient jamais eu à affronter.
28 Robert Wolf : Terrien protagoniste du premier roman du cycle et entouré de mystère
29 La Geste des Princes Démons
30 Steven Brust
31 Valabar & Fils : Meilleur restaurant de tout Adrilanka
32 Jadis
33 Nicolas Fructus
34 Charlotte Bousquet
35 Mathieu Gaborit
36 Régis Antoine Jaulin
37 Raphaël Granier de Chassagnac
38 Guildes
39 Agone
40 Dark Earth
41 Rétrofutur



Avant la sortie

Entretien avec Xavier “Tikokh” Brault autour de Okimba : Le Jeu de Rôle

Qu’on se le dise, le monde du jeu de rôle français est assez petit, en dépit d’un essor certain ces dernières années. Comme dans tout bon microcosme, tout se sait, tout se discute et quand les informations ne filtrent pas sur les différents réseaux (sociaux, amis, collègues ou connaissances), on peut toujours compter sur la rumeur pour apprendre l’existence de projets insoupçonnés… Sauf que dès fois, on arrive quand même à avoir des surprises. L’une des dernières remonte à quelques mois avec Ocelo1 (l’horreur mythologique) qui a poppé du jour au lendemain, comme ça, sans prévenir… et aujourd’hui (enfin… hier), ce fut au tour de Okimba. Alors Okimba, qu’est-ce que c’est, et comment se fait-il que l’on n’en n’ait jamais entendu parler avant ?

1 : Bon, déjà Bonjour Xavier. Dis-moi, tu es un petit cachottier pour avoir réussi à garder secret ton jeu tout ce temps (on me chuchote que tu as tout de même planché quatre ans dessus avant de nous présenter ton projet), du coup je m’interroge… Tu l’as développé dans une grotte isolée au fin fond du Vercors où tu as menacé des pires sévices tout ton entourage en cas de divulgation ?

Bonjour David ! Alors déjà, tu es un putain de voyant lvl 20 parce que je me suis en effet isolé plusieurs fois à la campagne ou à la montagne pour me focus en mode moine sur les illustrations. Des fois, je donnais tellement plus de nouvelles que les copains croyaient qu’il m’était arrivé quelque chose. La seconde raison, c’est que je suis une brêle des réseaux sociaux et du marketing. Un putain d’ermite, j’te dis ! Du coup, je n’ai pas communiqué et je n’ai pas créé de communauté en amont. Et quand y’a des gars ultra gentils comme vous qui m’aident à diffuser le crowdfunding, ça me touche énormément parce que c’est vraiment mon talon d’Achille.

2 : Du peu que j’ai vu sur ta page Ulule, ça m’a tout l’air d’être un chouette projet, étroitement lié à tes illustrations. Tu pourrais nous en dire un peu plus sur le pitch du jeu (même si ta vidéo de présentation fournit pas mal d’infos) ainsi que sur l’ambiance que tu souhaitais faire passer ?

Paie ton Shaman !

« Dans un monde fait de survie, de shamans et de voyages, vous jouerez des bêtes ayant acquis la conscience et qui vivent en craignant le réveil du grand cornu, de l’aplatisseur de montagne, du père des géants…OKIMBA« 

On peut vraiment résumer ce jeu de rôle en 3 mots. La survie, la tribu et le mystère.
Survie, parce que c’est un monde sans pitié et épique qu’il faudra affronter avec nos crocs et nos griffes.
Tribu, parce qu’ensemble, il est plus facile de survivre et la tribu devient tout pour l’individu même si tout semble vouloir séparer les gens entre eux, différentes races, différentes religions, différents modes de vie, etc… Il faudra donc apprendre à vivre ensemble.
Enfin, les secrets, le manque d’information dû à une tradition orale et surtout le monde des esprits apportent cette brume qui noie le tout dans le mystère !

3 : Les illustrations, parlons-en. En me promenant sur ton profil instagram (haaaan quel vilain curieux), je me suis plusieurs fois surpris à penser à Caza2… Si je te dis ça, tu penses en premier à une chaîne de magasins de décoration d’intérieur ou ça ne te surprend pas et tu vois où je veux en venir ? 

Je ne connaissais pas Caza, du coup j’ai regardé et certaines illustrations me font un peu penser à Moebius, dont j’adore le travail. Mais si tu veux avoir mes influences, c’est extrêmement simple. J’ai appris à dessiner sur le tas, en regardant des vidéos YouTube ou des BDs. Etant un gigaaaaaa fan de la quête de l’oiseau du temps3, j’ai cherché comment Lencot4 à la couleur et Loisel5 au dessin avaient fait, quels pinceaux ils avaient utilisés et tout ! Je l’ai longtemps imité, mais jamais égalé… ahaha… Après, j’ai pris d’autres codes graphiques, j’ai trouvé un peu le style propre d’Okimba, mais il y a une grosse base qui vient de l’imitation de Loisel

Quand j’ai commencé Okimba, le style BD traditionnel est devenu vite une évidence parce qu’il y avait deux choses qui m’intéressaient. Déjà l’efficacité. En BD Tu as 4 à 7 cases par page, tu ne peux pas passer une semaine sur une case, il faut aller vite, trouver des codes efficaces, jouer sur la mise en scène et les effets graphiques. Mon deuxième intérêt, était l’âme qu’il y avait dans les dessins. C’est dur à expliquer comme concept, mais j’en avais marre des peintures digitales dans les bouquins de jeu de rôle. Plus rapides à faire, plus facilement impressionnantes, mais pour ma part, souvent froides. Je pense que c’est dû à la perfection de ces dessins, qui en vient à faire oublier qu’il y a un humain, un artisan derrière, qui les a fabriqués avec ses mains et son cœur !

4 : J’ai de plus en plus au fil des années, un goût prononcé pour les jeux indépendants ou les maisons d’éditions qui prennent des risques (même si en soi, se lancer dans l’édition est à la base une entreprise des plus hasardeuses). Dans le cas présent, tu as monté ta propre structure (Galion Sauvage6) pour t’éditer. C’est le résultat d’une volonté affirmée de garder le contrôle sur ton bouquin ou c’est parce que tu vois plus loin une fois Okimba paru ?

Okimba, le jeu de rôle, est le 4ème projet que je fais sur le même univers. J’en ai raté trois avant. Projets trop gros, éditeurs qui veulent rajouter des elfes, des zombies et des nanas à poils dans le projet (j’exagère à peine), équipe qui perd en motivation et m’abandonne… Je me suis dit pour celui-là, je le finis et je le sors ! Personne ne veut m’aider, je me démerde. Personne ne veut m’éditer, je vais créer ma boite ! Ça donne un projet hautement perfectible mais au moins, il existe !

Galion Sauvage est une boîte crossmédia. En gros, on prend un univers et on le développe sur plusieurs supports. Un jeu de rôle, un roman, une série audio, un jeu vidéo… Les projets sont complémentaires entre eux et révèlent chacun des clés de l’intrigue global de l’univers. C’est là où le crowdfunding est important, car s’il cartonne, ça va motiver les investisseurs pour les projets futurs dans le même univers !

5 : Quatre ans dans une vie, ce n’est pas rien. Est-ce que tu as eu des coups de mou, des élans d’enthousiasme à propos de ton projet ? Et si oui, qu’est-ce qui t’as motivé à continuer jusqu’au bout là où au final, beaucoup finissent par baisser les bras et passer à autre chose ?

Je vais pas te mentir, à la fin, j’en venais à détester mon projet, je me trainais pour travailler dessus. Les illustrations qui n’en finissent plus. Tu as une nouvelle idée de gameplay, il faut refaire toute une partie du livre. Les relectures qu’on sous-estime tous ! Et la fatigue physique et mentale. Le livre que vous voyez en crowdfunding est la version 7 du jeu. J’ai recommencé énoooormément de fois. Ça a été particulièrement dur parce que c’était 4 ans de mon temps libre. Donc, Déjà fatigué d’un 40h / semaine sous pression, je devais aller sur ma table à dessin pour faire les 60 illustrations qu’il y a dans le livre. Et je suis un connard de perfectionniste, donc quand je ne suis pas satisfait, je refais encore et encore les dessins. Je venais plus au fête avec les copains, parce que j’aurais perdu une soirée de dessins et que le lendemain j’aurais été fatigué. Ça a aussi été dur parce que je ne savais pas dessiner quand j’ai commencé, j’ai donc dû apprendre en même temps que produire, ce qui est extrêmement compliqué ! 

Voyons, faut pas déprimer, une vue comme ça, ça remonte le moral

J’avais beau être un battant, j’ai eu de sacrés moments de déprime. Ce qui revenait comme pensée le plus souvent c’était “mais pourquoi je me fais autant chier, tout le monde s’en fout de mon projet”. Mais heureusement, heureusement, qu’il y a eu les parties de tests. A chaque version du jeu, on testait avec des nouveaux joueurs qui ne connaissaient pas le projet, voir même le jeu de rôle et les retours étaient très encourageants. Les rôlistes y jouaient comme si c’était un “vrai” jeu de rôle. En plus de ça, il y a eu les copains. Prenez soin de vos amis, parce que franchement sans eux, je n’aurais ni poussé autant le projet, ni fini tout simplement.

6 : Pour en revenir au monde d’Okimba, tu as choisi de faire jouer des animains plutôt que des nains ou des elfes (déjà rien que pour ça, bravo)… Comment tu as prévu de transmettre le caractère spécifique de tes personnages aux futurs joueurs et MJ, parce que, soyons francs, tout le monde ne maîtrise pas forcément la psychologie du furet, de la mante religieuse ou du scarabée ?

Okimba s’inspire beaucoup de l’Afrique. Les noms sonnent africains, les inspirations d’animaux qu’on joue viennent souvent d’afrique (hyène, lion, etc…), il y a des masques, des shamans, etc…Si L’Afrique est à la mode aujourd’hui après Black Panther7 ou Spider Man into the Spider Verse8, à l’époque ça ne l’était pas. Quand je voulais trouver des financeurs ou éditeurs, on voulait toujours me changer des trucs pour le mettre plus “vibe” mythologie nordique ou celtique. On aime tous Tolkien mais arrêtons de l’essorer le pauvre xD. J’ai vu des projets de jdr super intéressants avec des univers arabes ou asiatiques et arrivé à la création de perso je voyais les éternelles humains, elfes, nains, guerriers, rôdeur, magicien…
Je comprends la démarche. C’est rassurant et économiquement plus intelligent de rester dans ce que les joueurs connaissent déjà pour récupérer une partie de la communauté déjà créé par les jeux de rôle connus, pour ne citer que D&D par exemple. Alors je me suis dit : “Tant pis, tu ne feras pas d’argent avec Okimba mais au moins portes tes couilles jusqu’au bout, Tikokh !”
Pour ce qui est des personnages jouables. On joue des animaux ayant acquis la conscience d’eux-mêmes, la parole et l’organisation en tribu. On peut vraiment faire le rapprochement avec l’odyssée humaine et les hommes de cro magnon qui deviennent de plus en plus intelligents et empathiques, mais aussi plus rusés et manipulateurs.
Dans le jeu, un des thèmes est le progrès qui développe le confort des animains mais déséquilibre la nature. Ce conflit est dans chaque animain, certaines races sont plus évoluées que d’autres mais toutes ont ces deux facettes en elles. Les joueurs pourront donc choisir s’ils parlent correctement, comme un gankou (des genres de troqueurs / baratineurs) ou avec des cliquetis comme les kizaalis (des insectes fraîchement arrivés dans la liste des animains).

7 : Tu nous parles d’une technologie du niveau de l’âge de pierre (Pierre ? … non non, Guy… bon, je sors !) et d’un monde hostile dans lequel la tribu est un gage de survie pour les personnages. Du coup, tu as prévu des mécaniques dédiées autour de ce thème de la cohabitation ?

Oui, tout tourne autour du “apprendre à vivre ensemble”, ce qui est intéressant métaphoriquement parce que, dans une partie de jeu de rôle, on est aussi un groupe de joueurs qui doivent apprendre à jouer ensemble. Même si tu as un pote qui ne veut que de la castagne, l’autre qui ne veut que roleplay, un qui veut respecter à la lettre les règles du jeu et enfin un dernier qui est sur son téléphone, tu dois trouver le moyen de fédérer tout le monde autour d’une quête. Dans Okimba, ta quête, c’est de survivre.

Ca va être tout noir ! Ta gueule !!!


En termes de système, le jeu prévoit mécaniquement les principes de survie. On tombe malade quand on ne mange pas assez ou qu’on ne soigne pas une plaie. Un accent particulier a aussi été mit sur les besoins physiologiques ; carnivore, herbivore, sang froid ayant besoin de chaleur, nyctalopie, méthode de reproduction, etc…
Concernant la cohabitation, tu trouveras avec chaque lignée (les races) une description précise de son système hiérarchique : patriarcale ? matriarcale ? Individualiste ? Communautaire ?
Il n’y a pas de mécanique à proprement dite pour gérer cet aspect là, hormis la caractéristique de Coeur qui est un mélange entre le courage et l’empathie, mais l’univers fournit au MJ un max de leviers moraux (préparez vous aux dilemmes ! ahahaha ) qui vont booster son scénario et ces interactions entre personnages.

8 : Maintenant que la boîte de Pandore des systèmes de jeu est ouverte (Hahaha !), tu ne vas pas y couper… des dés à douze faces… Mais dis moi qu’est-ce qui t’as pris ? Tu as des stocks à écouler ? Et au-delà de ça, tu peux développer un peu à l’intention des passionnés de belles mécaniques ? 

Ahahahah, tu vas rire, mais j’ai fait beaucoup de tests de labo, genre ultra sérieusement avec du code et tout, ahahah ! Et les D12, en termes de probabilités et d’équilibrage, étaient nettement supérieurs. Cumulé au fait que dans mon univers le chiffre 12 est lié au lore, c’était tout trouvé. Mais je sais que beaucoup d’entre vous vont me détester parce qu’ils vont devoir se reprendre tout un set de dés ahahaha. Désolé les gars ! Sinon, prenez le pack “SHAMAN”, il y a des dés avec ! (#vendeurDeTapis)

9 : En l’état, le financement concerne un livre que tu nous dis être complet, ainsi qu’un carnet de voyage présentant la conception de cinq illustrations. Pas d’écran ? Pas de campagne prête à jouer ou de scénarios dans le livre de base afin d’aider les gens à prendre ton univers en main ? Tu ne nous préparerais pas un second financement qui débarque du jour au lendemain par hasard ?

Alors, c’est très simple, j’ai dû faire un choix. à un moment, le livre faisait 300 pages, il y avait un bestiaire, une campagne, etc…Si je voulais tout faire avec mon exigence de psychopathe, ça m’aurait pris 2 ans de plus. AU MOINS !

Miam… vivement que tout ça arrive !

Je voulais pas faire un crowdfunding où les gens payent et attendent l’infini pour avoir leur livre. J’ai donc décidé de sortir d’abord le bouquin de base, avec univers, création de perso et règles du jeu. Commencer à me connecter avec des gens comme toi, avoir des retours des joueurs, créer une communauté Okimbesque. Et de prendre mon temps pour faire ces livres complémentaires, afin de les sortir plus tard. Bien sûr, en crowdfunding !

10 : De ce que j’ai cru comprendre, c’est un petit tirage qui est envisagé pour Okimba et en conséquence tu as fait des choix très tranchés en terme de qualité du livre. Alors, c’est très bien pour celles et ceux qui vont te suivre pour le financement, mais comment tu comptes gérer la demande une fois le ulule terminé (je trouve dommage, même si je comprends tout à fait les raisons économiques d’un petit tirage, de ne pas être présent activement dans les boutiques pour toucher un plus grand nombre de personnes) ?

Le tirage, je peux en sortir autant que je veux, donc si demain, le crowdfunding explose, il n’y aura aucun souci pour sortir une masse de bouquins. En vrai, les prix des impressions étant dégressifs par rapport à la quantité, plus j’ai une grosse demande, mieux c’est pour moi. D’où le fait de faire d’abord un crowdfunding, au lieu de juste ouvrir une boutique en ligne, j’ai l’argent en avance. 

C’est vraiment juste une question de rein. M’éditant moi-même, je ne peux pas sortir 25000€ pour imprimer 1500 bouquins en avance.

Voilà voilà… Si comme moi vous êtes sous le charme de ce jeu aux délicats parfums d’exotisme, de mystère et de promesses d’aventure, n’hésitez pas à soutenir le projet sur la page Ulule.
Nous avons ici à peu près tout ce qui me plait en terme de création : un auteur sympa et disponible, vraiment passionné par son propos, un réel talent d’illustrateur et un engagement personnel fort pour concrétiser sa vision de ce que doit être son jeu…
Môssieur Tikokh, je vous dis bravo et espère sincèrement que ces quelques lignes pourront aider Okimba à se concrétiser.
Mes petites mains de rôliste sont toutes fébriles à l’idée de parcourir le livre de base ainsi que le carnet de voyage dans un futur très proche (car oui, on ne vous l’a pas dit, mais si tout va bien, le jeu devrait être disponible dès cette année… à priori sous 1d3 mois + malus structurel de Covid).
Donc, foncez et soutenez la création indépendante (sans vouloir vous commander hein, mais SHAME !!!! si ça ne vous parle pas un minimum)

Hop hop hop ! On donne des sioux au monsieur qui fait des beaux dessins

Le lien vers la page Ulule :

https://www.ulule.com/okimba-le-jeu-de-role/

Propos recueillis auprès de Xavier « Tikokh » Brault par David Barthélémy

Notes et Références :

1 Ocelo
2 Caza
3 La Quête de l’Oiseau du Temps
4 Yves Lencot
5 Régis Loisel
6 Galion Sauvage
7 Black Panther
8 Spider Man into the Spider Verse


Dossier

Dossier Grümph part 2 : Interro Surprise


John Grümph en 2017 lors des journées d’étude Jeu de Rôle à la Sorbonne

Le petit monde du jeu de rôle français s’élargit de plus en plus depuis quelques années et c’est très positif comme témoignage de la relance de ce loisir. Nous avons d’un côté les « survivants » de la grande époque et de l’autre les « petits » nouveaux qui investissent la place avec de nouvelles créations … comme bien souvent, ce qui m’intéresse le plus est l’entre-deux, à savoir ceux qui en pleine déconfiture n’ont rien lâché et participé contre vents et marées au renouveau que nous connaissons aujourd’hui.
Lorsqu’au tout début des années 2000, Magic1 décimait les rangs des rôlistes aussi bien que la dysenterie le fit des philistins en leur temps, certains irréductibles se dressèrent pour faire face à l’ennemi et affirmer qu’il y avait encore de la vie dans ce petit bout de culture à l’agonie qu’était le jeu de rôle.
Parmi eux, l’homme qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir : John Grümph2
Que ce fut avec le collectif Ballon Taxi3, les éditions John Doe4 ou encore la collection Chibi5, le personnage n’a eu de cesse que de fournir des heures et des heures d’évasion à des individus somme toute assez louches : les rôlistes. Pourtant, en dépit de tout cela et malgré un rythme de production à faire pâlir Henry Ford6, je ne peux que faire le triste constat que justice n’est pas rendue à ce travail de Titan (& fils … joke inside) dans les colonnes des différents organes de presse privilégiant bien souvent les mastodontes anglo-saxons, plus porteurs commercialement parlant.
Hé bien Mesdames et Messieurs, je ne suis pas d’accord et vous propose, afin de corriger ceci à la hauteur de mes petits moyens, un entretien avec cet auteur au cours duquel nous évoquerons son travail, sa conception du jdr, la vie, l’univers et le reste.

Bonjour à toi John Grümph (mes petits doigts tremblotent sur le clavier … non non je ne suis pas fan du tout) et merci d’avoir accepté de répondre à mes quelques questions.
Comme je le disais plus haut, ça commence à faire un petit moment que tu es dans le paysage rôliste français… qu’est-ce qui t’as décidé à t’y investir, au-delà du simple loisir, de surcroît à un moment où ça ne paraissait pas forcément très porteur ?

Bonjour m’sieur. Pour commencer, le plus simple c’est juste de dire que j’ai commencé à jouer en 1983, grâce au grand-frère d’un copain. J’avais d’autres envies de carrière – musicien, animateur de l’éducation populaire – mais aussi bien le caractère du bonhomme que ses capacités réelles ou l’état du marché de l’emploi l’en ont détourné. Du coup, pour ne pas rester à rien faire et avec une illusion de soi-même qui aurait pu être dramatique, je me suis mis dans l’idée de dessiner et de proposer mes créations à des éditeurs. Forcément, ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais grâce à la triple circonstance de bénéficier d’un RMI pour vivre, d’être en couple avec une femme compréhensive et encourageante et d’avoir fait la rencontre de quelques belles personnes, j’ai fini par décrocher un premier contrat (Chamourai, avec Tarek et Darwin7). En vérité, ça m’a pris trois ans à apprendre sur le tas en bossant tous les jours (en grande partie pour ne pas décevoir ma moitié en me transformant en couch potatoe et puis aussi parce que c’est devenu de plus en plus facile de se mettre au boulot le matin).

Chamouraï tome 2

Le métier d’auteur de bandes-dessinées étant ce qu’il est et les éditeurs étant, en majorité, des crevards, c’était assez compliqué d’en vivre malgré tout – ou comment produire deux albums complets sans jamais être parvenu à se faire payer.
Dans le même temps, je jouais beaucoup – genre cinq ou six parties par semaine (en présentiel bien sûr) – et je produisais du texte et des univers-maison pour ma consommation personnelle. Fin 2003, l’arrivée de l’ADSL (et de l’internet 24/7) dans mon coin paumé m’a permis de rencontrer Emmanuel Gharbi8 via les mails et les forums. Il bossait sur Exil9 et le proposait en libre téléchargement. Une équipe s’est constituée autour de lui pour essayer de transformer son jeu amateur (on est en pleine période CDJRA10) en quelque chose de professionnel. On fonde Ballon-Taxi (avec Antoine Bauza11 et Pierrick May12, qu’on retrouvera plus tard, et d’autres personnes) et un an et demi plus tard, on sort Exil chez Edge13. C’est à peu près à ce moment-là que j’ai décidé que les éditeurs de BD étaient définitivement des crétins et que je n’avais pas spécialement besoin d’eux. Avec Manu, on se lance dans la création de John Doe avec l’idée de sortir les bouquins qui nous plaisent sans devoir attendre le bon vouloir de quiconque.
Proposer un bouquin à un éditeur, c’est trois mois de taf minimum juste pour lui présenter le projet. Quelques semaines à quelques mois d’attente. Et une réponse négative neuf fois sur dix, au mieux. Quand c’est positif, c’est juste décrocher un rendez-vous, pas un contrat.
En faisant les choses soi-même, on se décide très vite si un bouquin va sortir ou pas. Et on le sort. Sans perdre de temps. Et on se paye dessus si tout va bien.
C’est ce qu’on a cherché à faire avec John Doe, avec des succès variés. Mais la motivation, c’était vraiment de faire (enfin) le boulot que je m’étais choisi (auteur-illustrateur), dans un domaine qui me plaisait infiniment (le jeu de rôle) et avec des conditions correctes (en indépendant). Une fois lancé, le principe c’est seulement de mettre un pas devant l’autre et de recommencer, bouquin après bouquin.

Bon, faire vivre le jdr n’est pas chose aisée, s’en nourrir encore moins. Comment as-tu géré les choses au fil du temps, de Ballon Taxi à nos jours ?

Le collectif Ballon Taxi

Clairement, les revenus ont été longs à se mettre en place. Mais je le savais en commençant. Il faut dix ans après son premier contrat pour plus ou moins vivre de ce boulot – j’avais été prévenu par des professionnels.
Il y a eu plusieurs phases. D’abord, tant que mes gamins étaient petits, on considérait à la maison que j’étais seulement auteur à mi-temps. J’ai fait la nounou et l’homme au foyer pendant une dizaine d’années tout en produisant des bouquins pour JD ou en bossant comme traducteur pour d’autres éditeurs (Sans-Détour14, Edge, la Bibliothèque interdite15). Les rentrées étaient irrégulières, mais ma femme est professeur en lycée et donc elle a toujours assuré la chasse au mamouth pendant que je m’occupais de la grotte et des lémuriens qui l’habitaient. Les choses ont changé quand les petits sont devenus plus grands et qu’ils n’avaient plus besoin d’une nounou, mais de tas de trucs utiles pour des primates en phase de prise d’indépendance. C’est à ce moment-là que j’ai créé Chibi en 2015, dans l’espoir d’assurer des revenus plus importants et plus réguliers. Et j’ai eu la chance que ça marche.
Du coup, je ne me plains pas. Partant du RMI (genre 300 balles par mois), j’ai toujours augmenté mon salaire jusqu’à atteindre les 1000 balles aujourd’hui. C’est sans doute pas bézef, mais
1/ je n’ai pas besoin de vider des poulets pour ça et
2/ j’ai un métier que j’adore et qui me comble et tout le temps dont j’ai besoin pour faire les choses comme je veux.
Et, franchement, vu mon niveau graphique, je ne pourrais pas espérer travailler comme art designer pour une grosse boite avec un gros salaire, donc ça me convient parfaitement.

Tu es auteur, illustrateur, traducteur, maquettiste, éditeur avec John Doe et indépendant avec ta collection Chibi. Un véritable Swiss Army Man16 (mais bien vivant) de l’édition …
Tu t’es formé sur le tas ? Et ça c’est fait comme ça ou c’est issu d’une réelle volonté d’indépendance de ta part ?

Je suis entièrement autodidacte – avec l’aide précieuse de plein de gens qui m’ont conseillé, montré des trucs, donné ma chance et ainsi de suite… Tout s’est fait selon les opportunités et les nécessités. Quand j’ai besoin d’apprendre un truc, j’essaie de trouver le temps pour ça. Ensuite, c’est des heures et des heures à pratiquer jusqu’à trouver des méthodes qui fonctionnent. J’ai appris le dessin comme ça (et je continue à l’apprendre en regardant des profs sur youtube), j’ai appris à écrire en soumettant mes textes à la critique et en discutant avec d’autres auteurs. La traduction, au début, c’était seulement pour mon usage personnel, jusqu’à atteindre une certaine fluidité (mais, là encore, je ne suis pas au niveau d’un vrai pro qui a fait des études dans le domaine et qui maîtrise infiniment mieux toutes les subtilités du travail).
Je présume que tout provient des besoins. Je n’ai pas les moyens de faire faire les choses par d’autres. Donc j’apprends à faire moi-même. Au début, c’est pas terrible. Et puis on se met à tricher et à simplifier. Je ne peux prétendre à la maîtrise dans aucun des domaines nécessaires au métier que j’exerce – je fais au mieux, mais je profite surtout de pouvoir intégrer tout ça dans une même chaîne de production, en réfléchissant à toutes les étapes à la fois tout au long du processus de création et de développement. Et puis, surtout, ça me donne la possibilité de lancer n’importe quel projet perso en sachant ce que je peux espérer atteindre comme résultat et ce que je ne saurai pas faire.

Quand j’étais en formation de musicien professionnel, l’ un de mes profs un jour, nous a dit que tout artiste renfermait en lui une part de mégalomanie, ne serait-ce que par le fait d’estimer que sa vision méritait d’être exprimée devant le plus grand nombre … c’est certes un peu réducteur, mais l’image m’a marquée durablement. Les rôlistes sont (d’expérience) souvent bien pourvus en la matière, mais de ton travail se dégage, à mon sens, une forme de modestie que j’ai bien du mal à m’expliquer. Comment tu fais ça ? Et surtout, suis-je totalement à côté de la plaque dans mon ressenti ?

Par principe, je fais les choses d’abord pour moi. Je ne cherche à prouver à personne que je suis le meilleur ou que mes idées sont les seules qui vaillent. J’ai un gros ego, je pense, mais je ne ressens pas le besoin d’aboyer pour le prouver au monde.
Fac et Spera : fais et espère.
J’en ai fait ma devise. Je fais les choses d’abord pour moi et j’ai la chance immense de trouver un accueil et un écho chez plein de gens qui suivent mon boulot. J’essaie aujourd’hui d’être au service de la clientèle et de leur proposer le meilleur possible, mais je continue quand même à bosser d’abord pour mon plaisir, les besoins de ma table, mes envies de jeu et ainsi de suite. C’est aussi pour ça que je produis peu de suite à mes bouquins – je vais au bout de ce que j’ai à dire et de ce dont j’ai besoin, puis je passe à autre chose qui me fait envie.
Je ne sais pas si c’est tellement modeste comme approche, en fait. C’est juste que je ne m’embête pas tellement avec ce qu’on peut penser de moi – sauf des rares personnes qui comptent vraiment. Je suis plus intéressé par ce qu’on peut dire de mon boulot. Quand j’ai commencé de manière professionnelle dans le JdR, j’avais déjà fait toutes mes expériences de désillusion et d’échec – et de leur non-importance pour continuer à avancer. J’imagine qu’en vieillissant, on s’attache de moins en moins à ces choses.
D’un autre côté, intérieurement, ce qui m’intéresse, c’est de faire “oeuvre” – de produire plein de bouquins, de développer des trucs, de laisser quelque chose. J’espère que quelques-uns passeront à la postérité, mais ce n’est pas à moi de dire – je peux très bien être le Sainte-Beuve de ma génération. Pas grave – je ne serai plus là pour m’en désoler. Et en attendant, j’ai juste à faire du mieux que je peux (et surtout du bon boulot – merci Laurent). Fac et Spera.

En parcourant tes jeux, notamment depuis Les Mille Marches17, j’ai l’impression que tu t’es lancé dans une sorte de quête du système de jeu « ultime », ou du moins de ton système de jeu « ultime », remettant sur l’ouvrage des mécaniques d’un jeu à l’autre et les affinant ou les poussant de côté au fil du temps.
En ce sens, Oltree !18 (que j’apprécie tout particulièrement) m’a toujours semblé faire office de phylactère contenant une grande part de tes réflexions ludico-narratives (bouhou, nan mais sortez-le avec ses grands mots) … il y a de ça ou bien ?

Oltree ! un jeu qu’il est bien, un jeu qu’il est beau !

J’écris les jeux et je développe les mécaniques dont j’ai besoin pour ma table. C’est moins vrai pour les traductions, qui sont toujours des coups de cœur mais qui ne proviennent que rarement d’une nécessité. L’essentiel des jeux que j’ai écrits l’ont été pour ma table de jeu, selon mes besoins ou les envies de mes joueuses. Généralement, je me pose des questions sur la manière dont je mène, sur les outils dont j’ai besoin, sur les mécaniques de gamedesign qui seraient utiles pour améliorer l’expérience ou pour amener les joueuses à jouer de telle ou telle manière. Toutefois, j’essaie de ne pas passer mon temps à réinventer l’eau froide.
Quand un outil semble fonctionner, je l’utilise et je le réemploie à chaque fois que j’ai besoin, ajoutant de nouveaux outils à ma panoplie, les affinant aussi. Parfois, il y a des outils mécaniques qui finissent par ne plus être que des conseils – des principes de jeu à garder dans un coin de l’esprit mais qu’on peut gérer de manière plus informelle.
Là, j’ai passé pas mal de temps à réfléchir aux mécaniques de l’improvisation, au player’s skill, à la manière dont l’esprit de la maîtresse de jeu fonctionne quand elle invente ou rebondit sur les inventions des joueuses. Je commence à avoir quelques pistes que je transforme en principes ou en mécaniques.
Plus tard, quand ça sera digéré, je passerai sans doute à autre chose, mais ça sera toujours là quelque part. Je présume que c’est ça qui donne une impression de continuité dans mon travail. Il n’est jamais détaché de ma pratique, y compris quand je me foire.
Ensuite, et c’est peut-être un souci, j’ai aussi toujours peur de me répéter et de remplir mes bouquins avec des évidences déjà rabachées. Il y a des choses qu’on va trouver dans d’anciens bouquins mais pas dans les nouveaux alors que ce sont des choses que j’emploie en permanence à ma table, quel que soit le jeu. Je dois penser que c’est intégré par mes lecteurs et qu’il n’y a pas forcément besoin d’y revenir…

Au moment de se lancer sur un nouveau jeu, tu pars le plus souvent sur un concept bien particulier, des illustrations évocatrices ou des points de règles que tu souhaiterais mettre en situation ? Et sinon, tu es plutôt du genre à avoir besoin d’une vision globale des choses avant de te lancer, ou risque-tout fonçant au gré des idées pour voir où ça le porte ?

Il n’y a pas de méthode particulière. Certains jeux naissent en quelques heures ou jours – le matin pour le soir presque si j’ai une ouverture pour faire jouer ; d’autres ont nécessité des mois de boulot et de tests.
Les idées peuvent provenir de plein de choses – en fait, la plupart du temps, je ne sais même pas trop comment ça peut naître : après une sieste, en montant l’escalier pour aller me coucher, en voiture, en discutant avec les potes, en reposant un bouquin… Des fois c’est un thème, d’autres fois une mécanique – presque jamais des images ou des illustrations, sauf peut-être des plans et des cartes.
Ensuite, j’ai un processus d’élaboration et de maturation assez particulier : je bosse sur un projet donné pendant quelques jours parce que ça m’amuse ; parfois il avance bien, des fois non ; et puis je passe à autre chose, qui avance à son tour, avant de laisser sa place à un autre projet – j’en ai toujours une quinzaine d’ouverts sur mon bureau. De temps en temps, un projet arrive suffisamment à maturation pour que je sente qu’un dernier coup de rein peut le faire aboutir. Là, je vise la parution et je boucle aussi vite que possible, en rentrant dans une sorte de zone exclusive assez intense.
C’est, en fait, ce qui explique la productivité. Je ne bosse pas sur un truc mais sur dix et je laisse l’inspiration faire son boulot. C’est seulement que je bosse tous les jours et que je peux passer d’un truc à un autre, des fois dans la même journée.
C’est parfois compliqué quand je bosse en collaboration, pour le coup, parce qu’il m’est difficile de livrer quand je suis sur autre chose, que je n’ai pas d’inspiration ou d’idées pour le projet en collab, que mon cycle de travail m’a emmené vers d’autres projets, que j’ai l’esprit ailleurs ou que je suis à fond sur une finition de bouquin. Alors bon, maintenant j’essaie de ne plus faire faux bond en ne disant plus oui aux projets extérieurs (ou le moins possible), histoire de ne plus me fâcher avec personne.
Dernièrement, avec la nécessité du gratuit mensuel pour le patreon, j’ai commencé à aborder les choses avec un peu plus de discipline qu’avant. Il y a désormais au moins un truc que je dois absolument boucler chaque mois.

Ça ressemble à quoi une journée de travail du Grümph ?

Levé entre 6h et 9h la plupart du temps, selon l’état du sommeil ou l’heure du réveil de ma femme. Un peu de glandouillage devant les mails, les forums, discord, youtube, en prenant le tidéj et puis boulot jusqu’à l’heure de se mettre au lit entre minuit et deux heures du mat. Entre les deux, j’ai du temps pour les courses, ma part des tâches ménagères, la cuisine quand c’est mon tour, une petite sieste (toujours), pour jouer de la musique, faire des trucs avec la famille et jouer avec les copains.

Hé bien oui, tout le monde doit faire le ménage !

C’est un peu fonction des jours.
Mais dans l’ensemble, j’ai entre 6 et 12 heures de bon boulot tous les jours, sept jours sur sept, sans vraiment de vacances (les gens autour de moi ont des vacances, mais je continue toujours à passer du temps à écrire, à concevoir, etc. ne serait-ce qu’avec un carnet ou un cahier – ou alors serait-ce que je suis toujours en vacances ?). Tout ça, ça occupe une vie, tranquillement et sans stress.

Et d’ailleurs, en toute indiscrétion, tu bosses sur quoi en ce moment ?

Plein de choses. Le temps que l’article paraisse, je serais sur d’autres trucs encore et une partie de ce sur quoi je bosse aujourd’hui sera peut-être sortie. Mais j’ai largement de quoi m’occuper.

Quelques bruits de couloir trainent concernant une V2 de Oltree, ainsi qu’un jeu de plateau du même nom.
A moins qu’une certaine top secrétitude ne soit de rigueur, mon petit doigt m’a dit qu’une V2 du Exil d’Emmanuel Gharbi reposant sur certaines mécaniques abordées dans N.YX19 pourrait bien être sur le feu du côté de John Doe … Tu en es ?

Le magnifique écran de la V1 de Exil

Oltréé² est dans les tuyaux depuis plus d’un an. Les divers confinements ont arrêté les tests en plein vol et il est très difficile de jouer en distanciel, avec les cartes et les accessoires. Mais c’est très avancé. Je reprendrai quand j’aurai l’envie et la possibilité de jouer.
Antoine Bauza sort effectivement un jeu de plateau Oltréé, chez Studio H20, illustré par Vincent Dutrait21. ça envoie du bois grave ! Le jeu est magnifique, les mécaniques au top. C’est du coopératif, avec plein d’histoires à jouer et une ambiance fidèle au JdR.
Pour Exil2, je ne sais pas ce qu’il en est du secret autour du projet. On vient juste de lancer des tests de trucs avec la Dream Team et effectivement, le système de N.Y.X a l’air de trouver un écho favorable autour de la table. Dans tous les cas, ça va être très bien…

Et puisqu’on est sur les V2, c’est quoi l’intérêt et les difficultés quand on reprend un jeu qu’on connaît bien pour en proposer une relecture ?

Une V2 c’est l’occasion d’affiner des points, de virer des scories, de lisser l’écriture en profitant d’années d’expérience en tant qu’auteur – et de relire un jeu comme si on ne l’avait jamais écrit soi-même. On ne fait plus les choses de la même manière. On n’attache plus la même importance aux mêmes choses. Certaines deviennent secondaires, d’autres gagnent en force. On ne tient plus le même discours non plus. C’est assez intéressant de se relire (avec horreur) et de tenter d’être plus fin, plus subtil.

Si tu avais un conseil à donner à un jeune auteur qui veut se lancer, le genre de truc que tu aurais aimé qu’on te donne à tes débuts, ça serait quoi ?

Alors, attention aux TMS. Une bonne position de travail, c’est juste le truc le plus important qui soit. Sinon, c’est lumbago, sciatiques, tendinites, et tout ce qu’on veut comme douleurs dans tous les sens. Et pourtant, si on a le bon poste de travail, on peut s’éviter tout ça. Donc surtout, surtout, ne bossez pas sur une table à la con avec la première chaise venue. Travaillez l’ergonomie de votre espace et réévaluez-le aussi souvent que nécessaire.
Et épousez un.e fonctionnaire.

Je le disais dans l’introduction, mais tu es plus que discret dans les différents médias rôlistes, c’est un choix, une malédiction ?

Je ne sais pas. Je ne suis pas un communicant. D’une part, je n’ai pas le temps et le goût pour ça. ça m’emmerde de devoir me vendre. Je trouve ça limite indigne. Mon boulot c’est de créer et d’inventer, pas de convaincre le monde que je suis un génie. D’autre part, j’estime, à tort sans doute, que c’est le boulot des journalistes que d’aller chercher les infos, pas juste d’attendre des communiqués de presse.
D’un autre côté, c’est pas comme si la presse rôliste existait pour de vrai. Il y a des revues et des sites, mais les gens qui y écrivent n’ont pas le temps pour tout lire, tout critiquer, tout citer – c’est bien normal. Et qu’ils lisent et critiquent en priorité les trucs qui leur plaisent, c’est normal aussi. Du coup, je suis assez détaché de ça. Je suis content des articles et des critiques sur mes jeux, je réponds aux questions qu’on me pose, j’aime bien participer aux tables rondes et aux conférences, mais je ne cours pas après. Je préfère prouver mon existence par mes jeux que par ma gueule sur Youtube
De toute manière, c’est la malédiction des auteurs. On a entre 1 et 3% de retours sur ce qu’on publie, gratuitement ou non. Les gens suivent, lisent, s’intéressent, mais c’est pas non plus leur boulot que de faire des retours ou de pondre des critiques. Du coup, moi je regarde seulement les chiffres de vente. C’est un bon indicateur. Et puis, pour le reste, il y a quand même les discussions sur Discord ou les forums.

D’un jeu à l’autre, tu peux totalement changer d’approche dans tes illustrations. Si l’on compare Les Cahiers du Vastemonde22 à Aux seuil d’Abysses très anciens23 ou Technoir24, on se rend bien compte des différences.
Je ne suis pas illustrateur (en fait, je suis à peu près incapable de reproduire Peppa Pig sans papier calque), mais en tant que musicien, je vois bien l’effort que ça demande de passer mettons du blues au métal ou au funk, tout en restant convaincant. Tu opères comment tes transitions d’un style à un autre ?

Ouiiii, alors je ne dessine pas très bien… Nan mais ho… il suffit hein !

En fait, je suis terriblement limité techniquement. Je fais bien comme je peux. J’essaie seulement de coller à l’esprit du jeu en essayant de trouver des solutions graphiques que je peux tenir. Un vrai musicien, c’est quelqu’un qui peut tout jouer – pour ça, il faut à la fois des compétences techniques monstrueuses et d’autre part un feeling et une ouverture d’esprit incroyable (genre Thomas Gansch25, le trompettiste). Un vrai illustrateur, c’est pareil, il peut tout faire – genre Moebius26 ou Uderzo27. Moi je fais ce que je peux. Je cherche beaucoup pour trouver les approches intéressantes. J’ai juste quelques tours dans mon sac – savoir bien composer une image, un encrage pas trop foireux et puis remplacer le talent par le remplissage avec des tas de détails qui font trop genre. C’est le principe d’un bon prestidigitateur : regardez ici et vous ne verrez pas l’illusion.

Une petite dernière pour la route ?
Qu’est-ce que tu penses du marché du JDR en France ? Il y a plein de « nouveaux » auteurs qui arrivent, dont pas mal qui s’inscrivent dans une démarche similaire à la tienne en terme d’indépendance (je pense à des gens comme James Tornade28, Anthony Combrexelle29, Vivien Féasson30 ou encore Romaric Briand31)… Tu suis un peu le travail de certains ou pas le temps ?
Tu penses que c’est ça l’avenir du Jdr (au moins chez nous) ?

Non, l’indépendance n’est pas sale… Vous pourriez même y trouver quelques jolies pépites

Même à l’époque où le JdR était mort, personne n’avait réclamé le corps et tout le monde continuait comme si de rien n’était. C’était l’époque bénie de la CDJRA ou de la Cour d’Obéron32. Mine de rien, pas mal d’auteurs (ou même d’éditeurs actuels) viennent de cette scène-là – y compris des “nouveaux” que tu cites et qui sont quand même dans le coin depuis longtemps, comme Yno ou Romaric.
Dans tous les cas, la scène française a toujours été bouillonnante. Ce n’est pas récent. Dans les années 90, j’appartenais à un club où chacun avait son ou ses petits mondes maison, avec un système commun au club, etc.
Et pas loin, on avait Finrod33 qui éditait son fanzine Arkenstone. C’était déjà bouillonnant, mais dans notre coin, parce que les canaux de diffusion n’existaient pas tellement.
Avec la CDJRA, ça partait dans tous les sens.
Ensuite, pas mal de gens ont maintenu cette activité – en écrivant des jeux, en podcastant, en bossant pour des éditeurs installés – tout le monde n’a pas le goût de l’indépendance et c’est très bien aussi. Et des nouveaux n’ont jamais arrêté de se mêler de ça non plus, en amenant de nouvelles choses. Moi je suis juste content de durer un peu au sein de cette scène, de ne pas devenir trop vite dépassé et vieux-jeu.
D’une manière générale, j’essaie de rester au taquet avec les sorties et la production. Je ne lis pas tout, mais je reste informé et puis pas mal d’auteurs sont des potes ou au moins des relations – Johan Scipion34, Romaric, Melville35, Thomas Munier36, Koba37, les Lapins Marteaux38, Mangelune39, etc.
Il y a toute une partie de cette production avec laquelle je suis moins en phase – les storygames, les PbtA, les jeux à drama, et ainsi de suite – parce que c’est pas mon kif de joueuse, mais je les lis et je trouve ça très intéressant, a minima pour évaluer ce que j’aime et ce que je n’aime pas, ce à quoi j’ai envie de jouer ou les domaines dans lesquels j’ai encore des trucs à dire. Je dois certainement rater plein de monde, forcément, notamment plein de trucs qui sortent sur itchio40.
Ceci étant, je teste réellement très peu de choses en dehors de mes productions, sauf les créations des joueuses à ma table (qui vont bientôt arriver) ou quand on organise un one-shot de quelque chose. Mais je suis super content de cette variété, de ces recherches, de toute l’énergie qui existe.

Et voilà qui conclura notre entretien. Vous l’aurez compris, être auteur de jdr n’est pas simple et demande de nombreuses concessions en plus d’une passion certaine, mais quand on s’en donne les moyens … quel bonheur.
On notera également qu’une vie existe en dehors des maisons d’édition (c’est d’ailleurs à mon sens là qu’il se passe le plus de choses) et qu’il est important de donner plus de visibilité à celles et ceux qui font le pari de mener leur barque en dehors de ces grands canaux, ne serait-ce que pour qu’ils aient un retour sur leur travail (et parce qu’ avouons-le, un minimum de reconnaissance fait toujours du bien quand on doit se lever le matin pour aller ramer à contre-courant).
Un très grand merci à John Grümph pour ses réponses à mes questions, en dépit d’un emploi du temps bien rempli et pour tous les jeux qu’il continue inlassablement de mettre à la disposition de ce public turbulent (ayant de surcroit souvent la dent dure) que constituent les rôlistes
de France et de Navarre.

Et pour toujours plus de Grümphitude, revenez vite nous voir pour le très imminent « Dossier Grümph part Two »TATATAAAAA !!!

Propos de John Grümph recueillis par David Barthélémy

Notes et Références :

1 : Magic l’Assemblée
2 : John Grümph
3 : Ballon Taxi
4 : John Doe
5 : Chibi
6 : Henry Ford
7 : Chamourai
8 : Emmanuel Gharbi
9 : Exil
10 : CDJRA
11 : Antoine Bauza
12 : Pierrick May
13 : Edge Entertainment (UbIk, la maison d’édition de Exil a fusionné avec Edge en 2008)
14 : Sans-Détour
15 : Bibliothèque Interdite
16 : Swiss Army Man
17 : Les Mille Marches
18 : Oltréé !
19 : N.YX
20 : Studio H
21 : Vincent Dutrait
22 : Les Cahiers du Vastemonde
23 : Au Seuil d’Abysses Très Anciens
24 : Technoir
25 : Thomas Gansch
26 : Moebius
27 : Uderzo
28 : James Tornade
29 : Anthony « Yno » Combrexelle
30 : Vivien Féasson
31 : Romaric Briand
32 : La Cour d’Obéron
33 : Finrod et Fanzine Arkenstone
34 : Johan Scipion … P.S. achetez Sombre … Sombre c’est bon, mangez-en !
35 : Melville
36 : Thomas Munier
37 : Kobayashi
38 : Les Lapins Marteaux
39 : Mangelune : Vivien Féasson
40 : itch.io

Paroles d'Experts

Paroles d’experts S01 E01 : Sandy Julien

Bonjour à toutes et à tous.

Nous inaugurons aujourd’hui une nouvelle rubrique ayant pour but de présenter les différents métiers de l’édition, qui bien que dans l’ombre des créateurs, sont essentiels et sans lesquels nous serions bien en peine de pratiquer notre loisir (et tant d’autres).
Traduction, relecture, mise en page, impression, distribution … Autant d’aspects méconnus et pourtant indispensables de la chaîne du livre, auxquels nous allons tenter de rendre la place qu’ils méritent, en donnant la parole aux différents acteurs qui les incarnent.

Paris, 2021

Alors que le langage sms et l’illettrisme sévissent sur tous les réseaux, le monde de la culture est en péril. Le Mal progresse et menace de plus en plus de lecteurs innocents d’être frappés du syndrome dit « des yeux qui saignent ». Pire, certains individus commencent à développer une sorte de « tolérance » face à cette incurie intellectuelle et ne relèvent même plus ce qui devrait pourtant leur sauter aux yeux.

Une seule solution : mobiliser une brigade de spécialistes prêts à en découdre avec la barbarie et qui, au mépris de tous les dangers, sauront se poser en gardiens de la Syntaxe et de l’Exactitude. Dernier rempart avant l’effondrement de la civilisation telle que nous la connaissons, le S.S.L.I.P (Section Spéciale des Lecteurs Intransigeants Professionnels) est né.

Pour les mener dans cette bataille de tous les instants, un homme s’élève : Sandy Julien

Bonjour Sandy, et merci d’avoir accepté de prendre quelques instants pour nous parler de toi, ta vie, ton œuvre. Alors dis-moi, pour les trois distraits du fond qui ne lisent jamais l’ours d’un bouquin, c’est qui Sandy Julien ?

Un traducteur de jeu de rôle et de romans qui sévit… euh, qui exerce depuis une vingtaine d’années. J’ai traduit du JDR, du jeu de plateau, de cartes, des comics, des bouquins de ciné, des romans… et pourtant il y a encore plein de choses auxquelles je n’ai pas touché mais que je souhaiterais essayer.
Et à côté de ça, je suis un homme tout simple. J’aime la pop culture en général, j’essaie d’être positif et optimiste dans tout ce que je fais, et je pense qu’il faut établir des ponts entre la culture établie, celle d’hier, celle que ma génération a pour mission de transmettre (et non pas de garder comme un temple) et la culture à naître, celle d’aujourd’hui, celle de demain, qui est en plein développement et qui a beaucoup à nous apprendre. Pour moi, l’essentiel, c’est ça : ne pas établir une « culture classique » qui serait sclérosée et en opposition avec des formes inédites et intéressantes, mais qu’on ne peut pas comprendre en leur appliquant les mêmes filtres.

Et je suis bavard, aussi. 

J’ ai bien cru que j’allais faire dérailler la molette de ma souris en déroulant la liste des bouquins que tu as traduit jusqu’à aujourd’hui … Comme quelques autres dans le milieu du jdr (pour ne pas citer John Grümph1), tu es soupçonné de n’être au final rien moins qu’un collectif d’auteurs/traducteurs … une déclaration à ce sujet ?

La team Sandy Julien

On va se concerter et on te répond ensuite…

Bon alors, traducteur aujourd’hui ça consiste en quoi exactement … ? Tu prends Google trad et tu bidouilles pour que ça fasse naturel (et on ne rigole pas, je ne citerai personne mais c’est du déjà vu … Oui oui) ou tu nous la joues Actor Studio avec mise en ambiance préalable pour rester fidèle au matériau d’origine ?

C’est du déjà vu, je l’ai déjà vu lorsque je supervisais des traductions chez Edge2

Il n’y a pas de mise en ambiance, non. On prend le texte et on avance. Pour certains textes techniques (ça m’arrive sur des bouquins de ciné au style complexe), je lis d’abord l’intégralité de l’ouvrage avant de commencer, afin de défricher un peu les notions qui ne sont pas forcément accessibles lorsqu’on traduit.
C’est un processus assez amusant, d’ailleurs. Il y a des textes qui se lisent très bien en anglais, on trouve ça très clair. Et puis quand il s’agit de les faire passer en français, ça devient plus difficile en particulier quand on veut éviter les anglicismes (je leur fais la chasse, mais je dois bien en commettre de temps à autre).

Comme on imagine les choses, traducteur/relecteur c’est un peu un métier d’ermite, le type dans sa grotte qui a le Harrap’s en guise d’oreiller et ronfle avec l’accent du Devonshire (enfin … moi, je vois assez les choses comme ça 😅), du coup si on veut dépasser un peu cette image issue d’un autre temps, tu pourrais nous en dire un peu plus sur tes méthodes, ton cadre de travail, les difficultés que tu as pu rencontrer face à un texte corsé et comment tu les as dépassées… ?

Le traducteur exerce un métier très solitaire, en effet, mais il a aussi des collègues (certains avec lesquels il pratique le JDR en ligne, d’ailleurs ! Coucou à l’équipage du Carnivale, au passage) : en cas de grosse difficulté, on a toujours la possibilité de poser la question aux copains et aux copines.
Mon cadre de travail est simple : un ordinateur portable avec word, une pile de dicos divers et variés, le logiciel Antidote pour repérer les petites coquilles sur lesquelles on passe sans les voir, et surtout, surtout, le plaisir de la traduction. C’est un immense privilège que de pouvoir se dire, quand on tombe sur un texte ardu : c’est compliqué mais c’est aussi ça qui rend le boulot agréable.
D’un autre côté, j’ai traduit pas mal de choses pas folichonnes, voire dont je ne suis pas forcément fier (en particulier en début de carrière). Mais aujourd’hui, je choisis mes textes (ou plutôt on me confie des textes dont on sait qu’ils vont me plaire) et je ne travaille quasiment plus que sur des projets qui m’enthousiasment à titre personnel.

Les difficultés… il n’y en a pas deux de semblables. Entre les complexités techniques, la nécessité de coller à un glossaire spécifique lorsqu’on aborde une franchise établie, les styles particuliers et les textes qui arrivent en n’étant pas finalisés, on tombe toujours sur de l’inédit. La plus grosse difficulté vient des délais extrêmement réduits… mais il faut faire avec ce qu’on a. 

Qu’est-ce que tu donnerais comme conseils à quelqu’un qui souhaiterait se lancer dans le métier (que ce soit pour du JDR ou des bouquins plus traditionnels) ?

Une seule chose. Il faut écrire court. La question la plus essentielle qu’un traducteur débutant puisse se poser est la suivante : « comment puis-je exprimer exactement la même chose, mais en utilisant moins de mots ? »

Abréger, c’est chercher les mots les plus pertinents et s’abstenir d’employer des périphrases et des formules à rallonge. 

J’imagine que plusieurs parcours peuvent mener à la traduction. A défaut d’un « chemin idéal » et selon toi, qu’elle serait la meilleure manière de s’y préparer ?

Il n’y a pas de chemin idéal, mais il y a un état d’esprit. Il faut aimer traduire. Et il faut aimer lire. Et par lire, j’entends « lire dans la langue de destination » (le français, dans mon cas). Pour éviter les anglicismes, par exemple, il faut vraiment lire des textes en « bon français » (c’est une expression… qui vaut ce qu’elle vaut, mais voilà : on a plus de chances de côtoyer un bon niveau de langue en lisant de bons auteurs et de bons traducteurs qu’en se cantonnant à parcourir des sites internet et des conversations sur les réseaux sociaux). 

Il existe de nombreuses écoles de traduction, mais aucune ne saurait affirmer qu’elle produit une traduction parfaite. Traduire, c’est toujours trahir. J’ai beau ne pas apprécier la nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux, elle a des qualités et prouve que l’on peut tout à fait reprendre une traduction classique et l’altérer de façon satisfaisante. Il y a beaucoup de lecteurs qui l’aiment énormément ; en ce qui me concerne, j’ai trop de mal avec les changements de noms, et je ne retrouve pas en la lisant le plaisir du texte d’origine, qui m’a trop marqué pour que je puisse la juger de façon objective. Mais elle existe, elle est pertinente et elle propose autre chose à partir du même matériau.

Le Chef des Bagouzes vous dîtes ? 🤔

Pour revenir à nos moutons : il faut aimer la langue, les langues, mais il faut également savoir trancher, en particulier lorsqu’on travaille dans un domaine où les tarifs ne sont pas très élevés et où il faut abattre beaucoup de taf en temps record (encore qu’ils aient augmenté un peu et que certains éditeurs pratiquent des prix raisonnables). L’amour immodéré du texte peut devenir un frein, en particulier quand on traduit de la technique, comme dans le jeu de rôle : il y a un moment où il faut penser à rendre le texte. Et ce moment est beaucoup plus proche que ne le voudrait une vision « confortable » du mode de travail. Il faut « tomber les signes » très vite. Dans des conditions pas toujours agréables (par exemple, sans jamais avoir joué au jeu : c’est un gros handicap quand on traduit du jeu de plateau). Bref, il faut savoir que c’est un travail passionnant, mais pas facile du tout. Et au début, trouver des clients est très difficile. Il faut s’accrocher, et bien comprendre qu’on travaille pour le long terme.

Quand tu reçois un texte à traduire, tu as un cahier des charges qui va avec ou c’est le freestyle total ?

Il y a parfois un cahier des charges, mais c’est rare. Les éditeurs avec qui je travaille me font confiance. J’ai supervisé pendant sept ans les traductions chez Edge, par exemple, donc j’ai une vision assez globale de ce que l’on doit faire ou pas sur tel ou tel texte. 

Quelle est la part de liberté d’un traducteur par rapport au texte original ?
Supposons que tu tombes sur un texte bourré de fautes au départ (ou d’incohérences flagrantes, tant au niveau du style que du contenu), tu as des recours possibles ou tu te retrouves à essayer de retranscrire tout ça en français (au risque d’y être associé par la suite) ?

Je vais te donner une réponse de Normand. Oui, il faut « corriger » le texte. Et non, il ne faut pas l’altérer. Il y a une limite à ce que l’on est en droit de faire. Si le texte est catastrophique… il arrive un moment où j’annote simplement ma traduction en proposant des alternatives. « On ne fait pas d’un âne un cheval de course… »
Mais il y a un piège dans lequel il faut bien se garder de tomber. Parfois, le manque d’expérience ou l’inattention vous font commettre de graves erreurs : on s’imagine que l’auteur ne sait pas ce qu’il fait, alors que c’est précisément le cas. Quand on imagine qu’un texte est mauvais ou incohérent, la première chose à se dire consiste à se poser la question : est-ce qu’il y a quelque chose que j’ai compris de travers ? Un second regard, celui d’un collègue, est précieux dans ce cas-là. 

Quand on est traducteur, peut-on se permettre d’avoir un style propre en regard du matériau d’origine ?


On ne devrait pas. Et pourtant ça donne de bien belles choses. Quand on lit ce que Jean Sola3 a fait sur le début du Trône de Fer4, on est époustouflé par un niveau de langue qui est un bon cran au-dessus de la VO. C’est Sola qui écrit, par endroits, et plus Martin5. C’est une option que certains lecteurs critiquent, et que d’autres apprécient.
Il faut bien comprendre que le niveau de langue est quelque chose de très délicat à appréhender. Lorsqu’un personnage s’exprime avec un accent en VO, on ne va pas lui donner un des rares accents bien reconnaissables en France, mais il faut quand même marquer cette différence…

Un accent … Quel accent ?

De la même manière, transcrire des figures de style balisées reste facile, mais on risque toujours de tomber dans le calque de l’anglais et d’avoir un texte un peu bancal au bout du compte.
Cela dit, je reste persuadé que l’on ne peut jamais se débarrasser de ses propres tics. Je ne sais pas si on peut parler de style, réellement, mais je pense que les traducteurs ont tous des formules, des façons de surmonter les difficultés, qui se ressemblent et qui donnent une couleur particulière à ce qu’ils écrivent. 

Par opposition, quand tu fais de la relecture, il y a d’un côté les fautes et la syntaxe à prendre en compte, mais aussi le rendu du texte (je pense au jeu de rôle notamment) afin qu’il soit lisible “et” compréhensible.
Ça t’es déjà arrivé de devoir ré-écrire des pans entiers pour le bien du texte ?
Et si oui, comment fait-on pour ne pas froisser la sensibilité de l’auteur ?

Il m’est arrivé de réécrire jusqu’à deux tiers d’une traduction bancale. Mais là, c’était en tant que relecteur pour des traducteurs parfois débutants. 
Je le dis souvent, mais j’ai récemment dû corriger un « when the shit hits the fan« 6 traduit par « quand la crotte heurtera le ventilo [sic] »… C’est un cas extrême, bien sûr, mais voilà le genre de chose qu’il faut corriger quand on est relecteur (ou quand on est traducteur, pour éviter de se faire tuer par son relecteur).
En ce qui concerne le texte VO qu’il faut réécrire… là, on le fait sans se poser trop de questions (surtout en temps limité). S’il faut élaguer un peu dans une prose alambiquée… eh bien tant pis. On a toujours quelques lecteurs qui vont compter le nombre de mots et affirmer qu’on a loupé une nuance ou altéré le texte d’origine, mais c’est anecdotique. Il vaut mieux un texte clair et qui sonne français plutôt qu’un calque effroyable de l’anglais. Tout ça est un équilibre délicat : il faut travailler en équilibre sur le fil qui sépare le « texte corrigé » du « j’en ai fait beaucoup trop ».
Quand quelque chose est incohérent et que je peux contacter l’auteur, je le fais. Jusqu’ici, dans 100% des cas, l’auteur répond : ah oui, on avait loupé ce détail et on va le corriger en réimpression VO. 

Selon toi, c’est quoi les dix commandements du traducteur pro ? (ou trois, ou cinq hein)

  • Respecter l’intention de l’auteur ou de l’autrice d’origine. Tu peux adapter, modifier, etc., mais pas trahir l’intention. Si un personnage s’exprime de façon sexiste, tu le traduis sexiste, tu n’en fais pas un féministe, et vice-versa. L’intention, c’est essentiel.
  • Eviter les verbes ternes (être, avoir, faire) et les remplacer par des verbes plus précis et plus variés (représenter, adopter, relever de, etc.) sans pour autant (et c’est essentiel) aller chercher des verbes trop complexes. Quand on donne ce conseil aux traducteurs débutants, ils sortent un dico pour balancer des « ratiociner », des « gloser », etc., dans un texte qui est au ras des pâquerettes en VO. Enrichir son vocabulaire, ce n’est pas le rendre inintelligible. Il y a un bon exercice : tu lis un bon auteur français (je relisais Stefan Wul7 récemment), dans un registre populaire ou jeune lecteur, et quand tu tombes sur un verbe ou un mot simple mais que tu n’utilises jamais, tu le notes. Sur un tableau blanc, par exemple. Il y reste jusqu’à ce que tu aies eu l’occasion de l’employer. Les mots les plus précieux sont les plus simples : c’est en allant chercher des mots compliqués comme « solutionner » qu’on oublie qu’en français, il suffit de « résoudre ». La langue claire et élégante, ce n’est pas une langue complexe. La richesse du vocabulaire, ce n’est pas de l’érudition de salon.
  • Ecrire au plus bref. Moins j’utilise de mots, plus j’utilise les bons.
  • Limiter les adverbes en « ment ». Je plaide coupable. J’essaie d’arrêter.
  • Être sympa avec ses collaborateurs. Quels qu’ils soient, à quelque niveau de la chaîne de production qu’ils se trouvent.
  • Apprendre à gérer son emploi du temps et s’imposer une discipline en matière d’horaires. Ne pas travailler « tout le temps, même pendant les vacances et le week-end ».
  • Lire. Lire de la bonne traduction, du bon roman, de bons articles. S’imposer l’exercice qui consiste à comparer VO et VF de bons ouvrages par de bons traducteurs (Pierre-Paul Durastanti8, Patrick Marcel9, Patrick Couton10 par exemple). 
  • Travailler en binôme et apprendre mutuellement.
Les binômes, y’a qu’ça d’vrai
  • Sortir de sa zone de confort et s’essayer à des traductions dans d’autres domaines. 
  • Manger moins de sucre et faire de l’exercice. Mais ça, ça s’applique à tout le monde, non ? 🙂 

Paris, toujours 2021

Dans l’ombre des réseaux, les vilains agissent et continuent d’influencer la langue, de manière plus ou moins subtile, afin de la faire évoluer vers une forme moins littéraire et plus proche de leurs attentes textuelles dépravées. En réaction à la création du S.S.L.I.P, ils s’organisent à leur tour et se regroupent sous la bannière du C.A.L.E.C.O.N.S (Cellule d’Action Libératoire de l’Ecriture Contre l’Onanisme Nomenclatural du Sachoir).
Nous rentrons dans une nouvelle ère de terreur et les forces en présence sont sans pitié. Qui triomphera en ces temps troublés ?
En tout cas, une chose et sûr, personne ne sera épargné dans cette lutte fratricide … Alors, S.S.L.I.P ou C.A.L.E.C.O.N.S, choisissez bien votre camp …

Un très grand merci à Sandy de s’être prêté au jeu des questions et à bientôt pour l’épisode 2

Notes et références :

1John Grümph
2 Edge Entertainment
3
Jean Sola
4
Le Trône de Fer
5
Georges R.R. Martin
6
When the shit hit the fan : expression signifiant que les choses se compliquent, dégénèrent, que c’est la merde en somme.
7
Stephan Wul
8
Pierre-Paul Durastanti
9
Patrick Marcel
10
Patrick Couton