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Ce que j’en pense : Dungeon Crawl Classics

Fulbert avançait dans le couloir sombre avec une torche en main et une pique de rôtissoire dans l’autre… Les sept autres villageois coincés ici avec lui le suivaient et l’encourageaient à continuer en dépit des toiles d’araignées et des bruits inquiétants qui se répercutaient dans la galerie, lui glaçant les sangs.

Tout avait commencé en rentrant de la foire du bourg voisin, par une belle nuit de printemps, aussi incroyable que cela puisse paraître, il y avait seulement quelques heures de cela.
Maître Fulbert y avait tenu son comptoir de rôtisserie comme chaque année, fier de vendre ses poulets comme des petits pains. Il faut dire qu’il en prenait soin de ses bestioles… Point d’élevage en batteries comme pouvait le pratiquer son principal concurrent dans la région, l’odieux père Rodel vers qui il avait pourtant fait son apprentissage étant jeune.
Ses poulets étaient des poulets heureux, oui monsieur… Ils vivaient au grand air, étaient nourris avec les meilleures graines de la région et il prenait le temps chaque jour de les visiter personnellement afin de s’assurer de leur bonne santé.
S’il portait autant d’attention à son élevage, c’est aussi parce qu’il fallait bien l’avouer, Fulbert avait toujours préféré la compagnie des bêtes à celle de ses congénères, qu’il trouvait bien souvent prétentieux et méprisants à son égard. Il ne brillait peut-être pas par son intelligence, mais il avait finit par trouver sa place dans le village et avait su mettre à profit son talent pour se faire apprécier des animaux, à défauts des villageois.
C’est avec une certaine satisfaction qu’il réfléchissait à cela tout en menant son char à bœufs sur le chemin du retour vers sa petite ferme, accompagné par Pezzo, son jeune apprenti à la carrure impressionnante malgré ses quatorze ans, ainsi que Mirabelle, la cousine de ce dernier qui avait aidé à la vente de volailles en échange du trajet à la foire.
Les deux adolescents discutaient paisiblement des merveilles qu’ils avaient vu ce soir, comme le troubadour un brin sorcier qui faisait apparaître et disparaître des pièces d’un sou des oreilles des badauds ou encore la première épée forgée par Rimuld l’apprenti du forgeron, dont il avait démontré le tranchant en pourfendant tout de même deux des trois épouvantails apprêtés pour l’occasion (le troisième ayant fini par avoir le dessus en mettant traitreusement à profit l’allergie aux foins de Rimuld, ainsi que son inaptitude flagrante au maniement de l’épée qu’il avait forgée).
Troubadour comme apprenti forgeron cheminaient à dos de mule juste derrière le char de Fulbert, qui les avait invité à souper et dormir chez lui ce soir en remerciement de la foule qu’ils avaient attiré autour de son étal durant la soirée.
Tout était donc pour le mieux… Jusqu’à ce qu’ils traversent la nappe de brouillard aux abords de la mare aux Salamandres.
Déjà, du brouillard en cette saison ce n’était pas banal, mais ce qui  fit courir un frisson le long de l’échine de Fulbert, ce fut l’absence totale de bruit pendant qu’il suivait la route au sein de la brume. La température avait bien chuté de dix degrés et il n’entendait plus claquer les sabots de son bœuf, pourtant à moins de deux mètres de lui.
Quand la brume se dissipa, il ouvrit grand les yeux de stupéfaction à la vue de l’allée pavée qui s’étendait devant lui, en lieu et place du chemin de terre conduisant au village.
Une neige à moitié fondue tombait en gros rideaux derrière lesquels on pouvait deviner la silhouette d’un imposant château qui bouchait l’horizon. Stupéfait, Fulbert mit quelques secondes à réaliser que ses compagnons s’adressaient à lui, tantôt depuis l’arrière du char, tantôt depuis leurs mules…
« Boudiou mais c’est quoi qu’c’t’histoire ? » Lâcha t’il en guise de réponse aux interrogations qu’il n’avait pas saisi.
Des hurlements de loups (ainsi que les exhortations de ses compagnons) le poussèrent à faire avancer la cariole dans la cour du château, où il remarqua bien vite la présence de trois autres personnes, l’air tout aussi déboussolés que lui.
Ferlis le boulanger, Marinette son épouse, ainsi que Martel leur fils aîné. Tous trois avaient quitté la foire une bonne heure avant lui, ayant vendu tout leur stock de pain au maïs, grande spécialité de la famille.
Tout naturellement, chacun s’était tourné vers Fulbert (celui-ci étant le plus âgé d’une bonne dizaine d’années) afin de savoir quoi faire, et c’est avec une certaine angoisse qu’il avait pris sur lui de faire rentrer tout ce petit monde dans le château mystérieux, après un long moment d’hésitation à laisser son pauvre boeuf seul dehors dans le froid.
S’étant équipés de bric et de brocs avant de partir affronter l’inconnu, ils cheminaient depuis dans les couloirs abandonnés de l’inquiétante demeure, en quête d’un endroit sûr où passer la nuit et faire le point sur leur situation…

La Forme

Dungeon Crawl Classics (DCC pour les intimes) se présente sous la forme d’un bon gros pavé format A4 de plus de 480 pages à couverture rigide, reliure cousue, agrémenté de trois signets en tissu respectivement couleur crème, bleu azur et parme (oui oui je sais… mais j’ai bossé dans le tissu, alors autant utiliser les bons coloris). Faisant partie de ceux qui ont craqué pour l’édition collector, je ne saurais me prononcer quant à la qualité du livre « standard », mais en tout cas ici, c’est du beau et du solide (vu le poids du bouzin, il valait mieux assurer le coup de ce côté, c’est chose faite), qui devrait encaisser sans broncher les nombreuses manipulations qu’il sera amené à subir au fil des années.
Vu l’épaisseur de la bête, je ne vous ferai pas la présentation chapitre par chapitre (j’en aurais pour six mois), mais vous parlerai plus de la forme générale de la gamme après un « bref » survol du livre de base.
Car oui, sitôt livré, DCC a déjà tout d’une véritable gamme en vf.
Nous avons donc un très épais livre de base, un écran, un petit livret de référence contenant tous les tableaux du jeu, un portefolio des illustrations (magnifiques) de Peter Mullen¹, des pochettes de rangement pour les feuilles de perso, des feuilles de perso, des stickers à coller au dos des pochettes pour indiquer les modules joués, un décapsuleur aimanté (présentement collé sur mon frigo), un tampon destiné à stigmatiser les feuilles de personnages décédés (que je n’ai hélas pas pris pendant la souscription… mouhouhou), des set de dés, et non pas un, ni deux, ni trois, ni… Mais treize modules de scénarios… Oui Madame, vous m’avez bien entendu, TREIZE MODULES !!!

Autant vous dire que le facteur était plutôt soulagé lorsqu’il a enfin pu déposer tout ça sur le pas de ma porte

Toute cette masse de matériel correspond donc au premier financement de la gamme, conduit par les éditions Akileos² qui déboulent en force sur le marché du Jdr avec ce projet pharaonique.
Le jeu est à l’origine édité par la maison américaine Goodman Games³ et aura donc été excellemment traduit chez nous par Emmanuel Bouteille⁴ (gérant et fondateur d’Akileos), Guillaume Meistermann⁵ (également co-auteur du jeu Terres de Matnak) et Sandy Julien⁶ (ou l’un de ses clones, chef de fil du S.S.L.I.P). J’insiste sur la qualité de la traduction tant la lecture s’est avérée fluide et cohérente (entre les 480 pages et les treize modules, il y avait pourtant matière à écueils), ce qui est pour le moins rafraichissant quand on sort d’une gamme comme celle de Symbaroum⁷, par exemple…
La maquette est sobre et efficace (sur deux colonnes pour la majeure partie du texte et une seule pour les présentations de sortilèges) et parsemée d’illustrations toutes plus redoutables et old school les unes que les autres (même si j’apprécie beaucoup moins les petites scénettes de Chuck Whelon⁸ que, au hasard, les pleines pages de Jeff Easley⁹, Jim Holloway¹⁰, Doug Kovacs¹¹, Peter Mullen… et j’en passe).
Pour le contenu du livre, on notera que sur les 480 et quelques pages, environ 280 sont consacrées à la Magie, les règles en elles-mêmes occupant environ 90 pages, création de perso, combat, classes de personnages et compétences comprises. Le bestiaire tient en 86 pages et vous donne largement de quoi inquiéter vos « héros en devenir » sur de longues sessions de jeu. Viendront ensuite une douzaine de pages d’annexes fournissant des détails supplémentaires sur diverses sujets tels que les malédictions, les langues, les inspirations, les poisons, les sobriquets et les titres pour les différentes classe de perso.
Avant de conclure sur un récapitulatif de certains tableaux et la présentation de la gamme (présente et à venir), deux scénarios vous permettront de mettre le pied à l’étrier, et ce même si vous avez décidé de vous contenter du livre de base.

L’écran est un trois volet classique au format portrait présentant côté joueurs trois illustrations qui jouent bien leur rôle de mise en ambiance… On aime ou pas le côté old school (moi j’adore), mais on ne pourra en tout cas pas leur reprocher de ne pas coller au thème du jeu. Côté MJ, les principaux tableaux utiles en cours de partie sont présent.
Seul bémol à mon avis, l’absence des procédures impliquant les jets de base pour ceux d’entre nous qui auraient une mémoire de poisson rouge… (mais qui dit old school dit post-it, donc ça passe). C’est du gros carton bien épais et devrait encaisser les multiples projectiles que vos joueurs tenteront sans nul doute de vous envoyer passé leur quatrième personnage coupé en deux par inadvertance au détour d’une ruelle mal famée.

Le livret de référence est un petit bouquin au format A5, d’une soixantaine de page qui a la bonne idée de reprendre absolument tous les tableaux éparpillés dans le livre de base de DCC. Donc si vous n’êtes pas branché écrans de jeu, vous pouvez très bien faire le choix de vous en passer et opter à la place pour ce fascicule. Pas grand chose à en dire de plus, si ce n’est qu’il est vraiment fort pratique.

Vient ensuite le porte-folio de Peter Mullen qui est vraiment très chouette. Si vous aimez son style, vous serez gâté avec la sélection d’illustrations proposée. Après cela, nous avons trois blocs de feuilles de personnages, un pour les persos niveau zéro et deux pour les persos de niveaux supérieurs. L’une des particularité de DCC est son taux de mortalité très élevé. Ici, point de complaisance envers vos joueurs afin de ménager leurs sensibilité. Il est recommandé de réaliser vos jets de dés à la vue de tous, non seulement pour assurer votre probité à la table, mais également pour amener de la tension dans l’aventure. Pour coller à cette ambiance, DCC part du principe que chaque joueur créé quatre personnages de niveau zéro pour la première partie et qu’au terme de celle-ci, le ou les éventuel(s) survivant(s) pourra(ront…) passer niveau 1. Attendez-vous donc à voir les persos débutants tomber comme des mouches (lors de ma partie d’intro, sur 16 personnages, seuls 8 ont survécu… et j’étais pourtant bien pourri sur mes jets de dés 😅).

Avant d’attaquer les modules, nous passerons rapidement sur les goodies restant, à savoir marques pages, posters, crayons de papier DCC, calepin, le fameux décapsuleur ou encore la pochette en tissu pour ranger les dés. Ça, c’est fait… Maintenant les modules.

Histoire de bien installer une gamme, rien de tel que de la doter de scénarios. Ça c’est un truc que Goodman Games (et incidemment Akileos) a bien compris. Pour cette vf sont donc disponibles en même temps que le livre de base treize modules de scénarios courant du niveau 0 au niveau 8 (avec une majorité de niveaux 0, 1 et 2), histoire d’être sûr. Je n’en ferai pas le détail (sinon une fois de plus nous y sommes encore dans deux semaines), mais sachez qu’ils proposent toute une variété d’aventures qui sous couvert de poncifs du genre, vous promettent de belles parties de rigolade (et de morts atroces). Pour ma part, je n’ai encore fait jouer que Le rouge vous va si bien Brandonlyne¹² qui a rencontré un beau succès auprès de mes joueurs. C’est fun, ça se met très vite en place et les situations proposées sont propices à de beaux moments d’interprétation. Pour info, nous avons dû jouer le module en deux séances d’approximativement quatre heures (hé oui, on vieillit… Elles sont loin les folles parties de 8/10 heures d’affilée), incluant explication du système et création de 16 personnages. Si en dépit de tout cela vous avez peur de manquer de matière, sachez qu’Akileos a proposé en début d’année une formule d’abonnement pour de futurs modules (six, dont la traduction est en court, voir bouclée pour certains). Il est possible de s’abonner pour des pdf ou des ouvrages physiques qui seront envoyés une fois tous les pdf mis à disposition. Chaque module contient une aventure complète, avec cartes, aides de jeu éventuelles, PNJ… Tout ça en une trentaine de pages en moyenne et toujours dans cette esthétique old school de bon aloi.

Et si vraiment vous êtes en demande de plus ou avez peur des étagères vides, Akileos va proposer très prochainement la version DCC de Lankhmar¹³ ou encore Péril sur la planète violette¹⁴ (évidemment tous deux présentés au format boîte 🤩), ce qui positionne clairement ce jeu dans les gammes extrêmement vivantes et fournies.

Les règles

Alors, nous ne nous éterniserons pas des heures sur les règles de DCC.

Nous sommes sur une base extrêmement simple et efficace, à base de grand ancêtre… Six caractéristiques, trois sauvegardes, une CA (classe d’armure) et tout se règle par défaut au D20 contre une difficulté. Là où les choses vont différer de l’habitude, c’est sur la gestion des bonus/malus. Effectivement, vous aurez vos classiques +-1/2/3 résultants des caractéristiques, mais également des changements de classe de dés pour le moins exotiques, à base de D14, D16, D24… Ça paraît tordu énoncé comme ça, mais à l’usage c’est très fluide, à condition toutefois de posséder un set de dés adéquat (les fameux dés Zocchi ou une application dédiée).

Dîtes donc, ils sont quand même chelous vos dés non ?

Pour ce qui relève de l’utilisation de compétences, basez-vous sur la cohérence avec la profession de votre personnage. S’il paraît justifié qu’il ait une quelconque expertise en matière de cuisine par exemple, oui vous pourrez lancer un D20 (test qualifié) pour essayer de reconnaître une odeur suspecte émanant du breuvage que l’on vient de vous servir. Sinon, lancez un D10 (test non qualifié). Simple, efficace. Seuls les voleurs bénéficieront d’une liste plus spécifique de compétences, toutes affiliées à leur classe de personnage (déplacement silencieux, déguisement, crochetage…). Les guerriers disposeront quant à eux de hauts faits d’armes, des manœuvres de combat du type désarmement, immobilisation, posture défensive… En bref, chaque classe de personnages aura ses particularités la rendant attrayante.

Là où les choses vont se corser un peu, c’est avec la magie.

Il existe en tout et pour tout 716 sorts dans le monde (rassurez vous, ils ne seront pas tous présentés dans le livre), ni plus, ni moins. Comme un article entier pourrait être consacré à la magie de DCC, on va faire au plus court.
Le livre de base en propose une bonne centaine sur l’ensemble, en incluant les sorts de Mages, les sorts de Patrons (j’y viendrai) et les sorts de Clercs. Avec les sorts présentés, on reste sur du classique (comme l’indique si bien le nom du jeu), mais… car oui, il y a un mais… avec des twists rigolos. Déjà, ce n’est pas parce que le nombre de sorts disponibles est fini que ce seront tous les mêmes. Je m’explique.
Les Projectiles Magiques de Bernart l’Inconsistant (avec un t, c’est de la Fantasy) le sorcier du village de Permut les Ouilles se manifesteront différemment de ceux de Falzar le Terrible, sorcier Elfe connu et reconnu, car dans DCC, la magie est bordéli… pardon, Chaotique. Ce sera traduit en jeu par ce que l’on appelle la magie Mercuriale, un joli tableau qui vous permettra, à l’acquisition de chaque sort d’un magicien, de déterminer une conséquence au lancé du dit sort (je vous mets une photo du tableau, sinon mon rôle va se résumer à celui de bête moine copiste et j’ai d’autres chats à fouetter… Enfin… notez que je n’ai rien contre les chats), mais également par une Manifestation (qui sera elle aussi permanente et déterminée à l’obtention du sort) spécifique à chaque sort.


Autre truc à noter, comme tout le reste dans le jeu (hormis le choix de la classe de personnage  au passage du niveau 1), les sorts de votre Mage seront déterminés aléatoirement à chaque niveau (ben ouais)… et que si vous voulez obtenir quelque chose de vraiment spécifique, ben il faudra le faire en jeu, avec probablement une longue quête périlleuse à mener pour ce faire.
Une autre forme de Magie est celle liée aux Patrons (je vous avais bien dis que j’en reparlerais). Toutes celles et ceux qui ont lu le cycle d’Elric¹⁵ verront où ça nous mène.
Or donc, Il existe deux sortilèges nécessaires à la pratique de cette forme de Magie : Invoquer un Patron et Lier un Patron.
Par l’usage de ces sorts, vous permettrez donc à votre magicien de faire appel à une entité supérieure, qu’il s’agisse d’élémentaires, de démons, d’anges ou quoique ce soit d’autre qui traverse votre esprit tordu de MJ ou de Joueur (mais ceci dit, pas un Dieu ou une Déesse, ça c’est pour les Clercs) avec laquelle vous essaierai d’établir une relation de confiance en vue de vous faire prêter une fraction de ses pouvoirs contre menus services (gniark gniark gniark).
Les Clercs eux, ont à disposition un catalogue spécifique de sorts (36 répartis sur cinq niveaux), au fonctionnement légèrement différent des Mages concernant les échecs critiques notamment.


Avant de parler concrètement des choses qui fâchent, il me faut évoquer le principe d’un lancé de sort à DCC.
Pour incanter, vous lancerez un D20 auquel vous ajoutez votre niveau d’incantateur ainsi que votre modificateur de Présence (si vous êtes un Clerc) ou votre modificateur d’Intelligence (si vous êtes un Mage) contre une difficulté généralement de 10 + deux fois le niveau du sort incanté.
Exemple pour un sort de niveau 2 :  difficulté = 10 + 2×2 = 14
Vous comparez ensuite le résultat du jet à la table d’incantation du sort concerné et hop, vous avez votre effet… Car oui, un même sortilège n’aura pas les mêmes effets suivant si vous réussissez de beaucoup ou pas (cf photos).

Un grand classique dont les effets pourront en surprendre plus d’un


Les Magiciens (et dans une moindre mesure les Clercs) disposent d’une ressource supplémentaire pour modifier leur résultat d’incantation… Le Brûlesort.
Il s’agit ni plus ni moins d’une forme de sacrifice au moment de l’incantation, afin de limiter les chances d’échec, voir d’assurer la réussite du sort.
Ce sacrifice consiste en la perte de points de caractéristiques (1 point pour un bonus de 1) qui pourront fort heureusement être régénérés par la suite (un point par jour passé sans utiliser de Brûlesort) et une manifestation concrète du dit sacrifice (voir tableau en photo).

Les effets du Brûlesort

Alors oui, ça fait chier de perdre (même temporairement) des points de caractéristique, mais si ça vous permet d’éviter la Corruption ou les Revers Arcaniques, voir d’arriver à lancer un sort très puissant dans ses effets, ben c’est pas si mal.
Corruption… Revers Arcaniques… mais qu’est-ce que c’est encore que ça me direz-vous à raison ?
Comme vous m’êtes sympathiques, je vous explique.
La Corruption est un truc très cool qui pend au nez de chaque Magicien… Naaaaaan, je déconne, c’est tout pourri.
La magie étant quelque chose de très instable dirons-nous, si vous vous vautrez à un test d’incantation et faites 1 sur le dé, vous risquez d’être corrompu et de subir diverses mutations ou autres désagréments bien bien handicapants dans la vie de tous les jours de votre personnage. Il existe des formes de Corruption directement liées aux sorts, mais également des tables de Corruption Mineures, Majeures et Supérieures génériques. L’utilisation de l’une ou l’autre forme dépendra des sorts utilisés.
Il sera toutefois toujours possible pour un personnage magicien victime de Corruption d’en ignorer les conséquences en brulant un point de chance permanent (on est dur dans DCC, mais on n’est quand même pas des chiens… Enfin… notez que je n’ai rien contre les chiens).
Si la Corruption ne vous suffisait pas, vilains MJ sadiques que vous êtes, sur le même 1 au test d’incantation, il y a possibilité de générer un Revers Arcanique, sur le même principe, à savoir des revers spécifiques aux sorts, ou parfois sur une table d’effets génériques (pour les monstres, les objets magiques ou circonstances particulières).
Si avec ça vous voulez devenir Magicien malgré tout, ne venez pas vous plaindre qu’on ne vous aura pas prévenu (mais en vrai c’est super fun).
Les Clercs quant à eux ne souffrent pas de Corruption ou de Revers Arcaniques, mais de Défaveurs Divines et je vous rassure tout de suite, ce n’est pas cool non plus.
Voilà voilà pour ce qui relève de la Magie à DCC.
Il reste après cela quelques menus points de règles, mais quand vous avez ça, vous avez l’essentiel pour jouer (et il faut bien que je vous laisse quelques trucs à découvrir en lisant le bouquin hein).

Mon avis

Je ne vous jouerai pas la carte du suspens insoutenable, j’ai beaucoup aimé. DCC fait indiscutablement partie de ces jeux faciles à prendre en main (surtout si vous avez un tant soit peu pratiqué Donjon & Dragons¹⁶), tout en ayant un fort caractère. Vous avez dix minutes pour lire les règles, un module de scénario sous la main, hé bien roulez jeunesse, vous pouvez jouer en moins d’une heure, création de persos niveau zéro comprise. C’en est presque magique.
Les règles sont simples et cohérentes et le départ niveau zéro des personnages vous permet de commencer à jouer de suite, même si vous n’avez pas lu les règles sur la magie. C’est là le seul point qui pourrait paraître compliqué dans DCC… Et je dis bien « pourrait ».
En effet, même si ça paraît velu à la première lecture, il n’y a au final rien de bien méchant. Mécaniquement, pour lancer un sort on jette un dé plus le modificateur après avoir décidé si on payait de sa personne pour augmenter ses chances. Le reste étant prédéfini à la création des sorts, on évacue une bonne partie de ce qui parait compliqué et c’est seulement sur un 1 naturel que les choses pourront à nouveau se gâter vraiment.
J’apprécie tout particulièrement la création de plusieurs personnages de niveau zéro par joueur pour la première partie et son scénario « Funnel ». Le fait de vraiment avoir des personnages niveau « paysans » apporte beaucoup de fraicheur à la table et de grands moments d’interprétation pour les joueurs, le moindre obstacle prenant tout à coup des proportions démesurées par rapport au traditionnel Dungeon & Dragons. Un Loup de base ou une serrure piégée se transforment soudain en armes de destruction massive pour des persos qui navigueront bien souvent entre 1 et 5 points de vie et n’auront d’autre équipement qu’un chausse pied et un sac d’excréments (véridique) pour y faire face.
J’ai été formé au jdr (en tant que maître de jeu) à l’école Rêve de Dragon¹⁷, du coup j’ai développé un goût prononcé pour les jeux dont l’univers transparait au travers des mécaniques ou par petites touches au gré des chapitres, plutôt que par une masse d’informations géopolitiques, historiques ou mythologiques balancées au gré de 120 pages de contexte… DCC adhère à ce principe également et se contente de plaquer son propre verni sur un univers Fantasy « générique » par le biais de noms de divinités, de principes de magie, de créatures du bestiaire ou d’une quantité déjà impressionnante de modules de scénarios.
Ceux-ci, sous leurs dehors très « classiques » (une fois de plus), permettent de revisiter les grands clichés du genre, avec cette magie propre à DCC qui veut que à la lecture on se dise « ouais…rien de neuf sous le soleil », mais qu’une fois en jeu, les situations s’enchainent de manière toujours surprenante en dépit de se classicisme apparent.
La meilleur image qui me vient à l’esprit pour illustrer ce sentiment serait d’appliquer une sorte de filtre « films des frères Cohen¹⁸ » avec leurs « épopées ordinaires » à une partie de Dungeon & Dragons.

Va falloir être tenace pour se farcir celui-là


Voici donc une gamme de jeu qui à mon avis va frapper un grand coup dans le « petit » monde du Med Fan en en décrassant les poncifs avec son approche décomplexée et exubérante. Bravo Goodman Games pour cette création et bravo Akileos pour avoir choisi DCC comme premier jeu au catalogue, c’était osé mais pose tout de suite une belle crédibilité tant par la qualité du jeu que par le matériel mis à disposition (fraichement sortie, la gamme fait déjà peur par son ampleur et vous n’êtes pas près de tomber en panne de matériel jouable).
DCC est donc selon moi la grosse bonne surprise de l’été 2021 et mérite amplement que l’on jette un œil dessus si l’on est un tant soi peu amateur de Donjoneries.

Enfin, les premiers rayons du soleil pointaient au travers des vitres brisées de la pièce dans laquelle s’étaient barricadés les survivants. Des traces de sang maculaient le sol autrement recouvert de poussière et seules les respirations chuintantes des trois personnes présentent venaient perturber le silence.
Soudainement, un choc violent fit vibrer l’assemblage  de meubles entassés contre la porte de la pièce. Fulbert se jeta contre l’empilement pour éviter qu’il ne s’écroule, signant ainsi leur arrêt de mort à tous. La chose qui encore quelques heures auparavant répondait au nom de Martel, poussa un hurlement de frustration. Mirabelle, pâle et tremblante tentait d’endiguer le flot de sang qui s’écoulait de la blessure de Filos, le troubadour. La morsure cruelle que lui avait infligé celui qui avait été le fils du boulanger l’empêcherait certainement de jouer du luth à nouveau un jour… Enfin… Dans l’hypothèse où ils réussiraient à s’échapper de ce lieux maudit. Fulbert ramassa l’épée souillée de feu Rimuld et avec un regard vide d’émotions, expliqua à ses compagnons qu’il allait tenter de distraire la bête pendant qu’ils prendraient la fuite. La porte fut à nouveau mise à rude épreuve tandis que la créature, rendue folle par l’odeur du sang projetait sa masse déchaînée dans une nouvelle tentative pour défoncer l’ultime obstacle la séparant encore de son repas.
Fulbert n’avait jamais été quelqu’un de courageux, aussi était-il le premier surpris de sa décision. Toutefois au cours de la nuit passée, quelque chose avait changé en lui. Peut-être était-ce dû aux morts violentes dont il avait été témoin, au fait que la petite troupe s’en était remis à lui pour les sortir de cet endroit ou simplement au choc d’être tiré si brutalement de sa petite vie tranquille. Toujours est-il qu’il avait changé.
Se rapprochant de la fenêtre qui donnait sur la cour, deux étages plus bas, il constata avec une certaine satisfaction qu’il avait au moins réussi à trouver la pièce qu’il cherchait depuis qu’ils étaient poursuivi par la créature de cauchemar.
Quelques mètres en contrebas, juste à l’aplomb de leur position, était parquée sa cariole, à laquelle était miraculeusement toujours attelé Otto, son bœuf favori. Celui-ci au moins avait été épargné par les évènements et broutait placidement la paille que Fulbert lui avait trouvé juste avant de pénétrer dans le château.
« Bon, vous allez sauter par la fenêtre pendant que je bloque la bête ici et filer le plus loin possible sans vous retourner ».
Mirabelle, en larmes, lui lança un dernier regard chargé de gratitude après avoir aidé Filos à enjamber la traverse. L’hésitation à abandonner Fulbert la mettait au supplice.
Elle était toujours à cheval sur le rebord lorsque la porte explosa soudain.
Fulbert se précipita vers elle pour la pousser.
La dernière chose qu’elle vit avant de tomber fut la masse de poils, de crocs et de griffes sanguinolentes qui se jetait dans la petite chambre, une lueur sauvage éclairant son regard de braise, puis la main de Fulbert disparaissant de l’embrasure de la fenêtre, comme happée par le château lui-même.
..

Lorsque Mirabelle ouvrit les yeux, elle fut ébloui par un grand soleil qui brillait haut dans le ciel. Une horreur glaçante la saisi tandis que les souvenirs de la nuit l’assaillaient soudain. Elle se redressa vivement et un éclair de douleur lui traversa la jambe droite.
Elle était dans la cariole de maître Fulbert, au même endroit où elle devisait tranquillement avec Pezzo il y avait seulement quelques heures de cela.
Comme la douleur refluait, elle vit le dos de Filos à l’avant, tenant les rennes du bœuf et dodelinant du chef au gré des cahots de la route.
Alors qu’elle allait lui adresser la parole, il se retourna dans sa direction.
Deux yeux rouges et brillant de folie, surplombant une mâchoire déformée d’où jaillissaient des crocs menaçants se posèrent sur elle tandis qu’un cri déchirant d’angoisse s’échappait de sa gorge.
Cependant qu’elle se rejetait en arrière, tâtonnant instinctivement à la recherche d’une arme, la chose qui n’était plus tout à fait le troubadour se dressa dans une posture menaçante, prête à bondir sur elle.
Sa main saisit un objet dur et pesant qu’elle réussit à interposer entre elle et son assaillant in extremis.
Filos lui tomba dessus de tout son poids et la pique de rôtissoire qu’elle brandissait désespérément lui transperça la poitrine.
Le sang gicla et Mirabelle fut aspergée de l’épais liquide sombre rendant glissante sa prise sur la pique.
Le monstre continuait à griffer l’air dans sa direction, s’embrochant plus avant pour l’atteindre et son hurlement sauvage perça les oreilles de la jeune fille, se mêlant dans une harmonie lugubre à celui de la future victime.
A bout de forces, Mirabelle ferma les yeux et de toute son âme, implora Ildavir, la déesse de la Nature, de lui venir en aide.
Attendant la mort, elle se sentait étrangement sereine et une chaleur différente de celle procurée par le sang brulant de la chose l’envahit peu à peu.
Quand ses paupières acceptèrent enfin de se soulever, après de longues secondes, elle eut un moment d’incompréhension devant le spectacle qui s’offrait à elle.
La pointe d’une lame dépassait de la gueule de Filos penché sur elle, et celui-ci n’était désormais plus agité que de spasmes d’agonie.
Derrière lui, Fulbert comme entouré d’une sorte de halo de lumière verte, souriait à la jeune fille tout en tirant sur le cadavre pour la dégager de son emprise.
« Par les couilles de Gorhan, comment qu’c’est donc que ch’uis arrivé là ? »
Le temps suspendit son court pendant un moment.

Leurs rires sonores (un tantinet hystériques il faut bien l’avouer) firent soudain éclater la bulle de silence qui semblait les englober et le monde se mit à revivre autour d’eux. Leurs oreilles perçurent à nouveau les chants des oiseaux et celui, moins gracieux de Otto qui meuglait bruyamment, comme pour saluer le retour de son maître.

Plus tard, Fulbert expliqua à Mirabelle qu’il avait combattu le monstre du château de toutes ses forces déclinantes et avait finit par le tuer sur un coup de chance.
Alors qu’il errait dans les couloirs en quête d’une sortie, il avait perçu une étrange mélodie évoquant en lui le bruissement du vent dans les arbres et le renouveau de la nature. La seconde suivante, il était debout dans la carriole et contemplait la lutte opposant Mirabelle à la créature qu’était devenu Filos…

Les années passèrent et jamais ils ne retrouvèrent le chemin de leur village natal, mais c’est ainsi que débutèrent les carrières de Mirabelle de la Dague, Clerc de Ildavir et du grand guerrier Fulbert le Tenace, qui forment l’un des plus grand duo de chasseurs d’abominations arpentant encore à ce jour les chemins de l’aventure en compagnie de leur fidèle Otto.

Rédigé par David Barthélémy

Notes et Références :

¹ Peter Mullen
² Editions Akileos
³ Goodman Games
Emmanuel Bouteille
Guillaume Meistermann
Sandy Julien
Symbaroum
Chuck Whelon
Jeff Easley
¹⁰ Jim Holloway
¹¹ Doug Kovacs
¹² Le rouge vous va si bien Brandolyne
¹³ Lankhmar
¹⁴ Péril sur la Planète Violette
¹⁵ Cycle d’Elric
¹⁶ Dungeons & Dragons
¹⁷ Rêve de Dragon
¹⁸ Les Frères Cohen

Paroles d'Experts, Paroles d'Experts

Paroles d’experts S01E02 : Emmanuel Gharbi

Toujours Paris… Toujours 2021…

Suite à la montée en puissance des agissements du C.A.L.E.C.O.N.S (voir premier épisode), le gouvernement a décrété un état d’urgence afin de limiter l’exposition de la population au S.Y.Q.S (pour rappel, le Syndrôme des Yeux Qui Saignent), restreignant l’accès aux lieux publics tels que les terrasses, musées, galeries d’expositions, magasins de piles… tous participant activement à la propagation de la maladie.
Le S.S.L.I.P poursuit donc son action plus que jamais et ses membres sont mis à rude épreuve dans leurs tâches quotidiennes. Entre deux opérations coup de poings, nous avons pu nous entretenir avec l’un des éminents représentants de la brigade, responsable de la branche éditoriale/médecine légale et c’est entre deux identifications de corps, au milieu des bodybags qu’il a aimablement pris le temps de nous répondre… behold : Emmanuel Gharbi.

L’uniforme reste à revoir afin que les membres du S.S.L.I.P ne participent pas à la propagation du S.Y.Q.S…

Salut Emmanuel. Déjà, merci de m’accorder un peu de ton temps, comme a pu le faire ton comparse LG¹ il y a quelques semaines. J’ai cru comprendre que vous aviez des comptes à régler niveau temps de parole, ce qui me sert à point nommé pour te tirer de la morgue au sein de laquelle tu officies quand tu te livres à tes œuvres. Alors, parlons trop, parlons bien...
Les œuvres en question, en ce moment c’est quoi ?

Pas de règlement de comptes, rassure-toi 🙂 
C’est bien normal que LG soit plus exposé que moi au vu de son excellente production. Quand tu bosses avec lui, tu te rends compte à quel point il est toujours en pleine réflexion, en pleine ébullition. L’étendue de ses talents est assez flippante, il est une des rares personnes que je connaisse (avec Yno²) à pouvoir gérer un bouquin de A à Z, des textes à la maquette en passant par les illustrations… 
Et puis, quand j’ai accepté de gérer John Doe³, je savais aussi que c’était par définition un rôle moins exposé, un truc qui se déroule pas mal dans l’ombre puisque certaines des tâches que je réalise ne se “voient pas” directement dans les bouquins. Aucun souci avec ça. 
Ce qui est vrai, toutefois, c’est qu’en ce moment, j’ai plus envie d’écrire que de produire. J’ai envie de concrétiser certains de mes projets personnels, et passer moins de temps à aider des auteurs à concrétiser les leurs. Du coup, on refuse pas mal de choses ces derniers temps chez JD pour libérer notre emploi du temps.
Parmi ces projets, il y a bien sûr la seconde édition d’Exil⁴. C’est un énorme chantier sur lequel il reste encore beaucoup à faire. J’aimerais également ressortir Final Frontier⁵. Le jeu est épuisé depuis très longtemps et il nous est souvent réclamé en format papier, même si la version PDF est gratuite sur mon blog. Mais pour ce faire, il faut des modifications substantielles pour qu’une v2 se justifie pleinement. Je développe aussi un jeu à destination du jeune public avec mon compère Antoine Bauza⁶
Côté JD, c’est la finalisation de Donjon & Cie⁷, et celle du supplément pour Meute⁸, “Errances”…

Le travail d’un éditeur et celui d’un auteur n’ont à priori rien à voir… d’un côté, il faut peser des intérêts économiques, structurels, gérer des temps de travail, des délais, des fournisseurs, alors que de l’autre, bien souvent cela relève de l’immersion dans un univers particulier, de la capacité à se couper du monde pour construire quelque chose, ainsi que d’une certaine forme d’oubli de soi au profit d’une création qui peut vite s’avérer envahissante.
Comment, au départ auteur, as-tu évolué vers cet autre aspect de la création d’un livre, et pour toi, c’était quoi le plus dur à changer (si tant est que tu aies dû changer quelque chose à ta manière de voir les choses) ?

L’évolution s’est faite naturellement. Après la sortie d’Exil en 2005, on voulait continuer à faire des bouquins ensemble, décider par nous-même de ce qu’on sortirait et comment. Pas que les choses se soient mal passées avec Ubik⁹, à l’époque. Bien au contraire. Mais on avait des envies de gamme, de projets qui n’auraient pas forcément trouvé leur place chez un éditeur. Le choix du format A5 par exemple, n’était pas si populaire. On nous a souvent répété que Final Frontier serait un four… Donc l’évolution s’est faite toute seule : si on voulait produire nos livres, il fallait apprendre comment se passait la chaîne graphique, trouver un imprimeur, un distributeur, penser à la comm… Et miser un peu de sous, aussi. Le crowdfunding n’existait pas encore… Au départ, c’était vraiment pour nous, nos jeux à John et moi. Et puis on s’est dit qu’une fois la structure lancée, on pouvait y accueillir d’autres auteurs, et le premier fut Yno pour Patient 13¹⁰
Donc, tout ça s’est fait au fur et à mesure.
Ce qui n’a pas changé, et ne changera jamais sinon ça ne vaut plus le coup, c’est l’idée qu’on ne fonctionne qu’au coup de cœur. On ne prend un projet que si nous sommes tous (c’est à dire LG, Pierrick May¹¹, Antoine et moi) emballés. On va forcément beaucoup s’investir dessus et on doit tous être convaincus. 
Ce qui a changé dans ma façon d’aborder un jeu, grâce à l’expérience d’éditeur, c’est que je structure mieux mon travail d’auteur qu’avant. J’ai une tendance naturelle à être bordélique dans l’écriture, à partir bille en tête sans plan et à passer ensuite un temps fou à structurer un bazar touffu. J’ai appris à mieux planifier les choses, à soigner la note d’intention pour ne pas partir dans tous les sens. 

Avec Exil, tu as livré un premier univers à l’identité très forte et sans doute très personnel, en dépit des collaborations. Tu nous as présenté un monde à la fois sombre et poétique, très riche et cohérent, destiné à être joué par d’autres. Tu t’y es pris comment pour coordonner tout ce petit monde et malgré tout respecter ta vision des choses ?

Il existait une bonne base, une version déjà détaillée de l’univers. Ce fut un long travail solitaire, avant d’être d’abord rejoint par Antoine qui m’a aidé à finaliser cette première version. C’est ce gros document qui a servi de base au travail collaboratif qui a été lancé ensuite avec la création du studio Ballon-Taxi¹². On a repris chaque sujet, en fonction des affinités de chacun, et on a tout creusé. Il y avait de nombreuses réunions de travail où on pesait les idées de chacun pour décider si cela rejoignait le bouquin ou pas. Et j’avais le “director’s cut” pour départager en fin de course. Chacun avait forcément sa vision d’Exil, et j’ai essayé de conserver la mienne au fur et à mesure que l’univers était densifié. Dans l’écrasante majorité des cas, ça s’est passé idéalement. Les idées fusaient, se complétaient, étaient adoptées ou écartées assez naturellement, organiquement. Bon, il y a bien eu quelques frictions, comme lorsque l’un des membres de l’équipe a voulu ajouter des êtres fées à Exil. Là ce fut juste non 🙂 Mais on a bien rigolé. Ça reste une magnifique expérience, beaucoup de bons souvenirs.
Après, ce premier jeu édité a été fait dans l’improvisation. Nous n’avions pas vraiment de méthode et, au départ, nous n’avions même pas d’éditeur. L’implication d’Ubik s’est faite en cours de route. Durant la conception, l’idée était vraiment de faire le truc le plus abouti possible, d’y mettre tout ce qu’on imaginait. D’où, sans doute, l’aspect un peu mastoc du résultat final. Nous n’avons pas pensé en terme de gamme, on voulait tout mettre parce que nous ne savions même pas si nous pourrions avoir une gamme !

Et au fait, ta conception du boulot d’un éditeur, c’est quoi ?

D’être un facilitateur au service de l’auteur. On l’aide à aboutir à la version la plus complète possible de son jeu, dont il – et nous – puissions être fiers. L’aider à peaufiner ses textes, à faire des choix s’il a des doutes, lui adjoindre l’artiste qui va bien, réfléchir ensemble à la forme finale du bouquin, définir la forme du suivi s’il y en a. Ce sont des sujets sur lesquels John Doe a évolué, puisqu’au début, on faisait des bouquins courts et tout-en-un, sans suivi, avant de s’écarter de ce dogme. 
On a aussi la responsabilité de pousser la reconnaissance du jeu (et c’est un domaine sur lequel, la communication, nous ne sommes pas bons, je le crains) et d’assurer qu’il soit bien distribué. Pour cela, nous avons un distributeur professionnel car nous n’avons pas les épaules pour faire ça nous-même. 

Je lisais récemment Julien Heylbroek¹³ à propos de WarsaW¹⁴ qui racontait avoir été reçu comme un prince chez John Doe (plutôt cool hein). Souvent les retours des auteurs sur les maisons d’édition sont plus mitigés (surtout quand les manuscrits ne sont pas retenus et je généralise hein, entendons nous bien), du coup, vous faites ça avec tout le monde ou c’est parce qu’il est particulièrement charmant comme garçon ?

Julien est effectivement un garçon charmant, mais on essaie d’avoir le même accueil avec tous les auteurs. On essaie de les traiter comme nous aimerions l’être nous-même. Sans auteurs, pas de jdr. Et c’est ingrat, auteur : on ne gagne pas grand chose et on est en bout de chaîne. La reconnaissance est parfois moindre que pour les illustrateurs par exemple. Il y a encore beaucoup de jeux dont le nom de l’auteur n’apparaît pas sur la couverture. Même nous, on ne l’a fait que récemment.  En 15 années de John Doe, tout s’est je crois bien passé. Il y a bien eu des erreurs ou des frictions, naturellement ! Mais pas, je crois, de grosses fâcheries. 
Concernant les manuscrits, c’est un peu différent. On reçoit des choses très disparates. Des fois, c’est immédiatement clair que ce n’est pas au niveau d’une publication. Parfois, ça demande de creuser un peu plus pour se faire une idée claire du projet. Nous essayons de répondre à chacun, mais il nous arrive de nous louper et de répondre très tardivement. Il suffit que le jeu arrive à un moment tendu, comme un bouclage ou une préco, ou bien qu’il ne provoque pas un intérêt immédiat… J’en suis désolé parce que je sais à quel point c’est frustrant de ne pas avoir de réponses quand on croit à son jeu. Nous faisons au mieux mais nous sommes loin d’être irréprochables sur ce point. 

Ce que j’aime beaucoup dans tes jeux, c’est qu’à chaque fois, ils ont  un caractère unique, que ce soit Exil, Eleusis¹⁵, Final Frontier ou Hellywood¹⁶, et refusent de succomber à l’appât du gain en proposant une resucée des classiques commerciaux à la D&D¹⁷, Cthulhu¹⁸ ou Star Wars¹⁹, tout en restant accessibles. C’est quelque chose que l’on retrouve dans les choix éditoriaux de John Doe et dont à mon sens, vous pouvez être fiers. Comment vous procédez à la sélection de tel ou tel jeu (Meute, Patient 13, Tenga²⁰, Notre Tombeau²¹…) et est-ce qu’il vous est déjà arrivé de passer à côté d’une licence, disons juteuse, sous prétexte qu’elle ne correspondait pas à votre ligne éditoriale ?

On a loupé des licences qui nous plaisaient, parce qu’on a pas été assez réactifs et que nous ne sommes pas très bien organisés pour ça… Des jeux que nous aurions adoré traduire, mais qui nous sont passés sous le nez, parfois de justesse. Il y en a eu plusieurs mais ils ont tous trouvé preneurs donc le public les a eu, c’est ce qui compte. 
Pour le choix des jeux, c’est encore une fois au feeling. Est-ce que c’est bien ? Est-ce que nous avons envie d’y jouer ? Est-ce que la note d’intention du jeu est claire, originale, prenante ? Est-ce que ça n’existe pas déjà et en mieux ? C’est la seule question que nous nous posons, jamais celle de la rentabilité. Avec le crowdfunding, je pense que même la proposition la plus originale trouvera son public si elle est bien calibrée. Donc, ça se résume vraiment à : est-ce qu’on aime le jeu ? Et aussi l’auteur. On va travailler longtemps ensemble et on aime bien se dire qu’on a des atomes crochus avec l’auteur. 
Tout ça pour dire que nous n’avons pas une réflexion du style : refusons ce qui est commercial ou visons forcément un truc cryptique. Moi je suis ravi quand un jeu se vend très bien, parce qu’il entraîne les autres projets, il vit sur les tables et tout ça. Et je joue moi-même à des choses que tu dis commerciales comme D&D ou Cthulhu. Donc, il n’y a aucune volonté d’élitisme dans nos choix. Moi, demain, tu me confies Star Wars ou l’Appel, je suis ravi ! Mais nous n’avons pas forcément les épaules pour, nous ne sommes pas sur les rangs. Certains projets ne passeront jamais par nous. 

Tu fais également de la traduction (avec Icons²² notamment), en plus de tes rôles de directeur de publication et d’auteur (hein, parce que quand même, ce serait dommage de s’ennuyer), donc même question qu’à ton collègue Le Grümph… Tu es hyperactif ou c’est juste pour faire bisquer des gens qui comme moi peinent à faire leur courses et écrire trois questions sur le jdr dans leur journée ? 
Et au fait, le directeur de publication, c’est le type qui casse ton rêve en refusant les manuscrits ou celui qui paie les cake à l’épeautre ?

Le cake à l’épeautre… une recette indémodable au succès garanti

Pour nous, le directeur de publication, c’est justement le “facilitateur” dont je parlais plus haut. Celui qui aide l’auteur à accoucher de son jeu. 
Au niveau charge de travail, comparé à LG, je suis un fainéant 🙂
Mais oui, c’est beaucoup de boulot car j’ai gardé mon job, je ne vis pas de l’édition. Comme toute passion, tu prends sur ton temps perso. Certains font de la pêche à la ligne, moi j’écris du jdr. Comme je te le disais plus haut, j’ai envie en ce moment de passer plus de temps à écrire et moins à gérer. C’est pour cela que nous nous sommes rapprochés de nos amis de BBE²³ qui ont géré la précommande de Donjon & Cie. Ils ont proposé de nous aider, pour nous libérer du temps de créa. Et c’est formidable car ces dernières années, j’avais ressenti un manque. Après, l’écriture reste une maîtresse difficile et changeante. Des fois tu es sec. Je peux rester des semaines sans produire une ligne utile et puis, soudain, sortir un scénario complet en une soirée. Personnellement, je me trouve peu productif. J’ai genre 15 projets esquissés, qui seraient tous, je le pense, des jeux sympas que j’aimerais essayer avec mes potes. Et je sais que faute de temps, certains ne seront jamais aboutis. 

Le paysage français du Jdr commence à être bien chargé niveau maisons d’édition. Du coup je suis curieux (surprenant n’est-ce pas ?), et m’interroge sur les rapports entre professionnels… Il y a de la communication entre vous, c’est une grande et belle famille, une famille normale (avec l’oncle un peu con, la cousine bavarde et le papy pontifiant qu’on écoute par politesse), ça se règle à coup de couteaux dans les allées sombres une fois la nuit venue ?

Avec LG, on a toujours eu une réputation de Bisounours, on se bagarre avec personne. C’est un peu vrai (même si on sait défendre notre pré carré, hein). Donc, comme avec nos auteurs, on n’a jamais eu de gros clash. A vrai dire, lorsque nous avons commencé, nous avons eu un bon accueil, certains éditeurs nous ont aidé, sans contrepartie, et nous leur en sommes extrêmement reconnaissants. Après, en ce qui me concerne, je connais assez peu le milieu, je suis plutôt discret. Donc pas de réunions secrètes de domination mondiale ! Je connais très bien certains éditeurs avec qui le contact est récurrent, et pas du tout certains autres. Idem avec les auteurs. Au fil du temps, on croise quand même plein de gens, notamment sur les grosses conventions, et des liens se nouent. Il y a des auteurs avec qui j’aimerais vraiment bosser, des éditeurs dont j’admire le boulot. Tu vois Pavillon Noir²⁴, tu te dis “mais quel boulot de dingue !”. Tu vois L’empire des Cerisiers²⁵ et tu te dis, wouha, qu’est-ce que c’est bien ! 

Un p’tit dernier avant qu’on ne discute de qui va localiser Deadland²⁶ ?

Si tu avais une recommandation (ou trente) à faire à quelqu’un qui veut éditer son jeu ou au moins essayer de s’insérer dans ce milieu, ça serait quoi ?

Surtout de ne pas rester dans son microcosme, de sortir du cercle d’amis pour faire goûter son univers, son jeu à d’autres. En convention, en club… Voir si le truc prend. Présenter son jeu à de nouveaux joueurs, c’est un exercice en soi, et il est très utile : qu’est-ce que je mets en avant ? Qu’est-ce qui compte dans mon univers, quelle est la proposition de jeu ? En quoi est-elle unique ? 
Se contraindre à cet exercice, c’est parfois se rendre compte qu’il faut élaguer des choses, que certaines mécaniques sont superflues, belles sur le papier mais peu concluantes en live. 
Tout ça va aider à affiner la proposition. Quand on me propose un projet, j’adore recevoir une note d’intention claire, pas plus de quelques pages mais un truc bien charpenté qui explique la vision de l’auteur, l’enjeu de ce qui va être au cœur du jeu.

Quand j’étais prof de guitare, j’avais l’intime conviction que je n’exercerais pas ce métier toute ma vie, même si d’un point de vue extérieur, j’étais à ma place et vivais (vivotais) de ma passion.
De l’intérieur, de nombreuses choses me pesaient, comme le fait par exemple que la dite passion touchait plus à la musique en elle-même qu’à l’enseignement… Pour toi, ça se passe comment dans ton boulot d’éditeur, tu as des regrets, des envies, le sentiment d’avoir trouvé ta place ?

Mmmm… C’est intéressant ça, parce que je suis en pleine réflexion en ce moment. Est-ce que ce qu’on a fait a compté ? Est-ce que ça valait le coup de s’y être autant investi ? Je ne sais pas. Aujourd’hui, il y a une offre pléthorique. Être joueur de rôle aujourd’hui, c’est vraiment avoir l’embarras du choix, que tu aimes les mécaniques simples ou complexes, que tu aimes les univers très touffus ou au contraire si tu privilégies un univers émergent qui se dessine peu à peu en fonction du choix des joueurs… Tu as tout ça. Des produits d’initiation super bien faits, des grosses gammes et des jeux courts… Bref, il y a plein de choses.
Et je me demande parfois si j’ai encore des choses à apporter, qui vaillent la peine qu’on passe parfois deux ou trois ans en développement. Imposer un nouveau jeu, c’est très difficile.
Les gens ont des valeurs refuges, tu n’as quasiment plus aucune gamme existante dans les années 80 ou 90 qui n’ait pas été rebooté. Alors est-ce que ça vaut le coup de continuer à se battre sur de la créa ? J’aurais affirmé oui sans hésiter il y a quelques années, mais aujourd’hui, je ne sais plus. Je prends toujours autant de plaisir à imaginer un univers, c’est vraiment ce que je préfère et je continuerai, c’est certain. Mais tout le reste, le développement pour rendre cela jouable, le long chemin de l’édition. J’ai des doutes, clairement. Je n’ai pas de réponse définitive. Je suis très fier de ce que nous avons fait avec John Doe. On a eu des retours si chaleureux que ça payait toutes les galères, tous les écueils. Mais j’ai parfois l’envie de ne développer que pour ma table de jeu, sans penser à un produit fini. Tout cela est en cours de mûrissement. 
Des regrets, on en a forcément après 15 ans de boulot : n’avoir pas su défendre tel ou tel jeu qui l’aurait mérité, s’être interdit des choses qu’on aurait pu faire, des erreurs factuelles aussi, qu’on assume car au moment où on les a faites, on manquait peut-être d’expérience, de recul… Tout ça fait grandir. 

Question bonus : tu as un teaser à nous faire à propos de la v2 de Exil (comme ça, l’air de pas y toucher) ?

Je vais finir par croire qu’il est attendu ! Que dire ? L’essentiel des efforts portent sur l’accessibilité du jeu. La v1 est un gros pavé sans orientation claire de ce qu’on est amené à jouer. L’idée, c’était “faites ce vous voulez de l’univers, il est à vous”. Mais on peut très bien garder le détail et offrir une perspective claire, que le meneur pourra prendre telle quelle pour aller vite, ou ignorer s’il le souhaite. Donc, il y aura cela, une prise en main rapide avec de nombreuses aides de jeu pour faciliter la vie du MJ. Si on y arrive, naturellement 😉

Question piège : Stars Without Number²⁷, ça en est où ?

Ça ne sortira pas. Le projet a été abandonné. LG avait commencé une traduction puis est parti sur autre chose (Oltréé²⁸ à l’époque je pense), le temps a passé et nous avons décidé de ne pas poursuivre sur la VF. Désolé…

😭😭😭😭😭😭😭😭😭😭😭😭

Nos courageux agents du C.A.L.E.C.O.N.S vont-ils réussir à juguler la propagation du S.Y.Q.S au sein des couches de la population refusant de se protéger ?
Le S.S.L.I.P est-il en train d’ourdir de nouveaux complots visant à propager le virus ?
Autant de questions auxquelles seul l’avenir sera à même d’apporter des réponses.
Mais dans l’attente, gardons espoir, car nos défenseurs sont sur la brèche et ne ménagent pas leurs efforts, même si l’ampleur de la tâche peut parfois leur paraître décourageante.
Soutenons-les, encourageons-les, car s’ils venaient à flancher, l’exil pourrait finir par s’avérer indispensable et immanquablement, il ne serait pas possible pour tous.
D’innombrables étoiles seraient amenées à s’éteindre si cela devait advenir, aussi l’esprit de la meute doit prévaloir et c’est seulement en maintenant cette volonté de cohésion que nous pourrons triompher des obstacles…
Jusqu’à la frontière finale…
Ensemble contre la barbarie
Vers l’infini et au-delà.

Propos d’Emmanuel Gharbi recueillis par David Barthélémy

Notes et références :

¹ LG (Le Grümph)
² Yno
³ John Doe
Exil
Final Frontier
Antoine Bauza
Donjon & Cie
Meute
Ubik (aujourd’hui Edge Entertainment suite à une fusion)
¹⁰ Patient 13
¹¹ Pierrick May
¹² Ballon-Taxi
¹³ Julien Heylbroeck
¹⁴ Warsaw
¹⁵ Eleusis
¹⁶ Hellywood
¹⁷ D&D
¹⁸ L’appel de Cthulhu
¹⁹ Star Wars
²⁰ Tenga
²¹ Notre Tombeau
²² Icons
²³ Black Book Editions
²⁴ Pavillon Noir
²⁵ L’empire des cerisiers
²⁶ Deadland
²⁷ Stars Without Number
²⁸ Oltrée !

Avant la sortie

Entretien avec Fred Boot pour Faerie Noire

Cette ruelle était vraiment crasseuse… Pas le genre d’endroit où j’aurais souhaité finir par bouffer les pissenlits par la racine.
En plus, j’avais oublié de nourrir le chat en partant… quelle chiasse ! Voilà ce qui me passait dans la tête pendant que les pruneaux sifflaient autour de moi, pire qu’un essaim d’abeilles auquel j’aurais voulu piquer son miel.
Tiens, parlons-en de mes oreilles… courtes et pointues (du plus bel effet d’après les quelques minets du quartier qui passaient outre ma « différence » pour prendre du bon temps en ma compagnie contre un peu de flouze), ce sont elles qui m’avaient valu d’être embauchée pour enquêter sur les coucheries d’une Dahue du coin qui avait eu la mauvaise idée de faire des cornes à son Jules (ouais ouais, elle est facile je sais, mais on s’amuse comme on peut dans mon métier), un membre bien placé du réseau Milord, dans ma belle ville de Paris. Bon, belle pour certains, crasseuse et meurtrière pour d’autres…
Les Rejetons font ce qu’ils peuvent pour survivre dans ce monde qui n’est pas fait pour eux et beaucoup virent au mariole après un ou deux revers face à la « justice » humaine. Pour ma part, j’essayais de maintenir un semblant d’honnêteté, mais vous savez ce que c’est, même droite dans ses bottes, quand on bosse principalement pour des Truands… ça finit par déteindre.
Je savais que j’aurais dû rebrousser chemin quand j’ai vu que la mistinguette venait lécher la poire de l’autre cornu Radagast, un irlandais trafiquant de Horse qui monte en puissance sur Saint Denis depuis quelques mois… Mais qu’est-ce que vous voulez, faut bien vivre !
Allez ma poulette, on se secoue et on défouraille ces tocards avant de filer faire un rapport au patron…
Après, il sera bien temps de nourrir ce con de chat en sirotant une petite fée verte…
Métier de con.

Les Rejetons dans toute leur splendeur

Salut Fred¹, alors comme ça, sans prévenir, tu nous sors un jeu complet, même pas en foulancement du jour au lendemain… Qu’est-ce que c’est que ces manières ?

Je sais, j’ai merdé. Je me suis dit fin mai « Allez mon Fredo, faut faire kekchose de ta vie ! » et je me suis lancé dans la création d’un jeu de rôle au lieu de devenir consultant chez LVMH. Résultat : au lieu de rigoler fort quelque part à Dubai entre deux rails de coke, je suis là en train de répondre à une interview pour Culturejdr.

Donc, quand tu ne croques pas un Ben Felten² en quarantaine, la fine équipe de Rôle’n Play³ ou encore tes divers projet bd, tu ourdis des jdr mêlant polar noir et féérie avec ton collègue Johann Krebs⁴… À mi-chemin de Garrett Détective privé⁵ et des Tontons Flingueurs⁶, vous nous pondez Faerie Noire⁷, un jeu qui sent bon le tripot mal famé. Ça vous est venu comment cette idée ?

Polar noir et Fantasy, une belle histoire d’amour

Au départ je voulais faire Ben Felten the RPG mais il avait déjà vendu les droits. Alors je me suis rabattu sur mon plan B, une vieille idée un peu idiote d’il y a quelques années : et si, au lieu de faire parler des persos d’un univers de fantasy comme le quidam de tous les jours, on mettait de la fantasy dans notre culture populaire argotique. J’avais l’intention d’en faire une BD mais ça ne collait pas. En mai j’ai commencé à m’apercevoir qu’en fait il me fallait faire un univers et le faire vivre autrement que par une BD. Et je me suis dit que ce serait marrant de jouer des orcs avec des flingues qui parlent comme Audiard⁸. J’ai commencé à gratter des trucs dessus, puis en discutant de la chose avec l’ami Johann Krebs je lui ai demandé si ça le brancherait de tenter le challenge de faire un jdr complet en 3 mois. Et zoum.

La première fois que j’ai vu tes dessins, c’était dans Mousquetaires de l’ombre⁹, qui était déjà un mix assez étrange d’Alexandre Dumas¹⁰ avec Men in Black¹¹.
C’est assez marrant cette concordance qui fait que au moment où le retour de Château Falkenstein¹² est annoncé par Lapin Marteau¹³, Faerie Noire arrive… Vous avez un lien karmique Brand¹⁴ et toi où c’est un complet hasard de calendrier qui nous vaut deux jeux mettant en scène la féérie dans un contexte « inhabituel » et utilisant des cartes à jouer pour résoudre les actions des personnages ?


Pour comprendre il faut connaître la mère Morel, du Café de Cayeux de Dieppe, qui est aussi voyante. Elle lit le passé et l’avenir dans les écailles des harengs. C’est une longue histoire mais je vais faire court : elle m’a appris que Brand et moi sommes jumeaux cosmiques. Je sais, c’est vache d’apprendre ça alors qu’on en est qu’au quatrième calva de la matinée. Mais hors de question de lui filer mes droits d’auteur sur Faerie Noire. Je tiens à pouvoir au moins m’offrir une Valstar, la bière des stars.

Bon, je n’irai pas par quatre chemins, j’ai adoré la lecture de Faerie Noire, que je trouve à la fois concis et suffisant pour jouer.
On sent toutefois que vous en avez gardé sous le pied et que l’univers mis en place ne demande qu’à s’étoffer (je pense notamment à la Horse, cette drogue pas banale qui circule chez les malfrats ou les relations entre organisations), que ce soit par des suppléments de contexte où une belle campagne, d’autant que vous concluez le bouquin par cette magnifique phrase : Ce livre n’est qu’un début
Une chance que les développements aient droit également à leurs versions papier ou vous misez tout sur le site du jeu pour le suivi ?

Pour ne garder que la subsant… la subtans… la substantifique moelle du monde de Faerie Noire, il a en effet fallu écrire bien plus en amont sur tous les domaines sociaux, artistiques et politiques. Mais surtout sans tomber dans le côté jeu à mystères. Il n’y aura pas de grands secrets à découvrir dans des suppléments. Disons que nous avons assez de choses dans notre chapeau pour créer des histoires. C’est d’ailleurs l’esprit du jeu : développer cette France qui mélange fantasy et films noirs au travers des scénarios à jouer et des fictions. On préfère cette approche aux trucs encyclopédiques ou aux “secrets”. Je crois savoir que ce n’est pas trop la mode en ce moment de faire découvrir un monde via des scénarios, mais tant pis. On est des rebelz’.

Alors, mettons un peu les mains dans le cambouis.
Déjà, niveau ergonomie il y a visiblement eu un gros boulot de fait pour rendre les persos lisibles au maximum, avec l’utilisation de cartes présentant les différents Rejetons ainsi que celles pour les Gagne-Pain (les deux éléments constituant un personnage). C’était une volonté présente dès le début du projet ou vous êtes partis d’un truc à la Rolemaster¹⁵ que vous avez dégraissé, poncé et usiné jusqu’à l’os ?

Avant que Johann ne se joigne à moi, je me disais « Bon alors, je vais prendre quoi comme système ? OSR¹⁶ ? Le vieux truc Chaosium¹⁷ ? ». Tu vois déjà le niveau du mec. Et puis Johann m’a dit « Il faut un système qui colle à cet univers, il doit être aussi parlant que le pitch et le background, indissociable ». Enfin, il ne l’a pas dit aussi bien. Bref. Il continue : « Faudrait… je sais pas… un truc inspiré des dés aux casino… ». Je lui ai dit « Le poker, coco. Le poker ! ». Je me voyais déjà jouer avec le chapeau mou, la cigarette en chocolat au coin du bec, et les cartes en pognes. Johann a bossé sur le système à partir de ça. Il a pondu un bidule élégant, léger, fun, et parfaitement dans l’esprit de l’univers. On l’a testé avec les copains, on a corrigé. Ça s’est très bien passé car lui et moi étions clairs sur ce que nous voulions. Il connaît bien mieux que moi tous les systèmes de jdr, mais nous partageons un même esprit de synthèse. Il fallait un truc qui va tout de suite au fait sans que ce soit froid. Un système « claque dans la gueule », mais avec le sourire. Johann a eu la Grâce.

Ensuite, il y a la magie (ou plutôt, la Sauce) qui bien que présente, me paraît potentiellement mortelle dans son utilisation par (et pour) les joueurs… tu pourrais développer l’intention derrière cet usage « à risque » ?

Oui, la magie dans Faerie Noire est lourde en perte d’énergie vitale. Il fallait là aussi que ça colle à l’univers noir des romans et films qu’on avait en tête. Il y a certes des paliers qui peuvent être très puissants, mais il faut une bonne dose de chance et un max de “points de vie” pour les accomplir.

En parlant de magie, on se doute (doute confirmé à la lecture du scénario en fin d’ouvrage) qu’il sera possible de tomber sur des objets Enchantés, qu’il s’agisse de reliques ou de créations de certains Rejetons (au pif, des Nabots)… Vous avez prévu des règles supplémentaires pour gérer ça ?

En effet, il existe des artefacts. Nous n’avons pas prévu de règles à ce sujet pour l’heure, mais tout est ouvert. Je peux juste dire que pour nous les auteurs, les Rejetons n’ont pas les compétences pour créer des objets magiques, disons que ce n’est pas du tout leur fixette. Mais si un ou une fan en décide autrement, pourquoi pas ? Avec Johann on est très curieux de voir comment les joueurs et les joueuses vont s’approprier notre jeu. Notre plaisir dans le jeu de rôle c’est l’inattendu. On a conçu Faerie Noire dans ce sens : éclatez-vous avec, faîtes-en ce que vous voulez avec vos envies et vos vécus, vraiment.

Vous avez fait le choix de l’indépendance pour sortir Faerie Noire, comme de plus en plus d’auteurs tendent à le faire. Bon déjà, quand un illustrateur fait partie intégrante du projet, c’est tout de suite plus simple, mais au-delà de cette question d’ordre pratico pratique, qu’est-ce qui vous à motivé à tenter l’aventure en solo ?

Je ne vois sincèrement plus trop l’intérêt aujourd’hui de ne pas être indépendants vu les enjeux d’un jeu de rôle. Comme il n’y a pas de retour sur investissement à par le plaisir de le faire et de le voir jouer, et sachant qu’aujourd’hui tous les outils existent pour créer un jeu de A à Z, et bien pourquoi se priver ? Bon, après j’aime bien avoir le contrôle des choses et je travaille mieux et beaucoup plus vite seul ou comme ici en binôme. On a eu la chance d’avoir un petit groupe de joueurs et de relecteurs au poil de martre, vraiment. Et comme tu l’as rappelé, je peux à la fois rédiger, mettre en page et illustrer, donc… Pourquoi serais-je passé par la recherche d’une structure ? En même temps que la création du jeu, je zieutais les options d’impression, les coûts etc. Je savais mon capital en temps et en argent, j’ai fait en sorte que ce jeu entre dedans tout en ayant un maximum de qualité.

Auteur multitâche cherche clé de douze pour resserrer les rotatives

Quand je regarde les crédits du bouquin, je ne vois que les noms des deux auteurs, aucune mention d’une éventuelle structure destinée à soutenir vos productions… Ça voudrait dire que Faerie Noire s’apparente à un coup d’un soir ou vous avez d’autres idées en tête, d’autres thèmes à aborder ?

Perso je suis partant pour rebosser sur un autre jdr avec Johann si un jour les astres se mettent dans la bonne position. Là on va développer des trucs pour le site web de Faerie Noire et le faire vivre au sein de la communauté Discord que nous commençons à réunir. Mais lui et moi sommes un peu anars sur les bords, je pense qu’on aime par-dessus tout se marrer en toute liberté mais sans mal torcher les choses. Faire une structure éditoriale, à part foutre une crotte de logo sur la couv, je ne vois pas ce que ça apporterait.

Pour ce qui est de l’impression des bouquins, je vois que vous avez prévu trois types de formats : pdf, livre à couverture souple dos carré collé et livre version luxe avec couverture dure dos carré cousu… déjà, merci pour le choix, c’est toujours cool, et ensuite j’ai cru comprendre que vous n’envisagiez pas spécialement une présence en boutiques. C’est un choix que vous avez fait purement pour limiter les risques financiers ou ça relève d’une réflexion plus vaste autour de la consommation du jdr aujourd’hui ?

Nous n’avons pas la logistique pour être distribué en boutique, ni le temps d’ailleurs, et on préfère se concentrer sur la vente à distance et le faire bien. Il ne s’agit pas d’un positionnement politique ou militant, pour cette partie nous faisons avec ce que l’on a. Mais encore une fois, à notre petit niveau les enjeux sont faibles, on ne joue pas nos vies. On peut se permettre de vendre tranquillement en ligne, de redonner un peu de boost à certains moments, de ne pas laisser dormir le bouzin. On n’a pas de chiffre d’affaires ni de salariés à payer. On n’a pas misé sur le jeu de rôle pour gagner des pépettes, donc pas de stress.

D’ailleurs, ce marché du jdr, parlons-en… Vous en pensez quoi de cette déferlante qui semble parti pour se maintenir ? Les projets s’enchaînent à une vitesse folle et jamais autant de jeux n’ont vu le jour que ces dernières années. À votre avis, il y a de la place pour tout le monde ou ça va se régler à coup de surin dans les allées sombres au cours des années à venir ?

Alors, les sorties de mars à août c’est fait… Septembre, me voilà !

La surproduction est la question qui se pose aussi dans le domaine de la BD. Perso, j’aime mon époque pour une chose : on peut aujourd’hui sortir un livre, pdf ou papier, très facilement. On se balade avec des terminaux dans nos poches. L’impression numérique a cassé les prix. La création est possible partout, accessible tout le temps. Notre période n’est pas rigolote, mais on vit aussi quasiment toutes et tous avec le potentiel de créer et diffuser des œuvres, du rêve et j’en passe, à chaque instant, 24/7. Donc je trouve ça bien cette profusion de jeux. Je trouve bien de dénicher un petit jeu de John Grümph¹⁸ et de voir un peu plus loin une super couverture de telle donjon et dragonerie en crowdfunding. Je ne me pose pas la question en termes de marché, ce n’est pas ma place. Je ne connais rien au business du jdr, à part les pourcentages d’auteur et les prix pratiqués pour les illustrations. Ce qui m’intéresse c’est la création. La mienne et celle des rôlistes. 🙂

Plutôt satisfaite, la vieille Galibote retourna derrière son rade…
Le dernier pochtron venait de partir et il était temps de se remettre au boulot. Les Irlandais et Milord devenaient vraiment trop entreprenants ces derniers temps et comme ça ne pouvait plus durer, elle avait décidé de prendre les choses en main.
Se saisissant d’un harengs crevé dans le seau rouillé dissimulé sous le comptoir (qui, il faut bien l’admettre, participait beaucoup à l’ambiance rance se dégageant de son établissement), elle prit le temps d’échanger un regard torve avec la bestiole avant de la claquer sur son billot. D’un geste sûr hérité d’une longue pratique, elle trancha la tête et retira les boyaux de la poissecaille avant d’en gratter les écailles, dont elle observa attentivement la disposition à la lumière poussive d’une lampe à pétrole issue d’un autre âge.
Parfait.
La gamine Gravos allait rapporter les coucheries de l’autre traînée au Dahu et déclencherait une magnifique petite guerre de gangs pas piquée des vers. Elle était bien cette petiote. En plus elle aimait les chats. La Mère Morel se frotta les mains de contentement et se fit la promesse de faire livrer un seau de harengs devant la porte de la gamine…
C’était bien la moindre des choses vu le service qu’elle venait de lui rendre sans le savoir, parce-que quand même… on a beau être des Truands, on est pas des bêtes.

Un grand merci à Fred Boot pour ses aimables réponses et ce jeu qu’il est bien 😀

Propos recueillis auprès de Fred Boot par David Barthélémy

Notes et références :

¹ Fred Boot
² Ben Felten, auteur de Donjon & Cie
³ Rôle’n Play
⁴ Johann Krebs : co-auteur de Faerie Noire ou organiste allemand né en 1690 … mais j’ai comme un doute
Garrett Détective Privé
Les Tontons Flingueurs
Faerie Noire
Michel Audiard
Les Mousquetaires de l’Ombre
¹⁰ Château Falkenstein
¹¹ Alexandre Dumas
¹² Men in Black
¹³ Lapin Marteau
¹⁴ Jérôme Brand Larré
¹⁵ Rolemaster
¹⁶ OSR
¹⁷ Chaosium
¹⁸ John Grümph voir dossier Grümph part 1 et 2

Focus

Focus sur Laurent Rambour pour les Editions du Troisième Œil (LETO Games)

À n’en pas douter, éditeur est un métier épanouissant… La preuve en image

Ha, vous voilà… Je vous demanderai aujourd’hui d’observer quelques consignes élémentaires visant à ne pas effaroucher la cible de notre Focus et permettre au plus grand nombre de profiter de cette rencontre exceptionnelle :
Veillez à rester silencieux et limiter les mouvements brusques autant que possible.
Essayer également de ne pas interagir directement avec le milieu préservé dans lequel nous nous aventurons.
Enfin, ne proposez pas de nourriture que vous pourriez avoir sur vous, tout ceci afin de pouvoir observer, dans des conditions idéales, ce spécimen rare d’autoris traducto editorus, … … Laurent Rambour.

{D’une voix douce et apaisante, en dépit des caractères gras…}

Quelque part au Panama…

Bonjour Laurent, tu as accepté de te laisser approcher par l’humble observateur que je suis, et cela en dépit de ta discrétion légendaire auprès du grand public, ce dont je te remercie… alors, coming out ou coup de chance pour ma pomme ?

Bonjour cher ami, et salutations à tes aimables lecteurs.
Pas de « coming out » non, j’en ai peur.
Sans aller jusqu’à parler d’un coup de chance (qui se trouverait plus du côté de la FDJ je pense), tu as dû me demander ça un jour où la CAF est tombée et que je pouvais dépenser sans compter dans du JDR. Je communique auprès de ma clientèle uniquement au sujet de l’avancement des jeux, c’est tout ce qui lui importe et cela me convient bien. Je préfère garder mes distances avec les réseaux toxiques parce que je n’ai aucun talent imaginaire à vanter ni aucune position militante à défendre et que l’intelligentzia rôliste 2.0 sait déjà tout sur tout sur mon propre boulot avant moi-même ; considérant cela, je ne vois pas ce que j’aurai de si fascinant à raconter.
JDR Magazine1 et Casus Belli2 viennent vers moi régulièrement pour me demander des nouvelles, j’apprécie la politesse et cela me semble suffisant en matière de comm’. Mais je ne suis pas un ermite pour autant : j’entretiens un entre-soi de très bonne qualité avec mes lapins et une centaine de contacts sur un compte privé sur lequel je peux décompresser en racontant des inepties de 36e degré lors de mes pauses café. J’ai un job prenant et chronophage, une cellule familiale à préserver et je ne sacrifie pas de hérissons joufflus les soirs de pleine Lune.
Bref, circulez, pas la peine de braquer les projecteurs. Et puis c’est plutôt aux jeux et aux auteurs d’être affichés ; ma vie d’éditeur à deux sous, on s’en fout un peu, non ?

Contre vent et marées, tu promènes ta barque dans le petit monde de l’édition, et plus particulièrement du jeu de rôle depuis maintenant quelques années.
Du peu que je sais, il t’aura fallu une épouse bienveillante et des soucis de santé pour te décider à te lancer dans ce domaine. C’est pas banal ça (comme dirait l’autre).
Mais dis moi, qu’est ce qui continue à te pousser vers l’avant quand tu sors d’une nuit blanche à noircir des pages de texte ou chasser les licences improbables ?

Parce que tu appelles ça une barque toi ? Moi je vois les choses en grand et j’appelle ça une galère. Mais bon, le point commun, c’est que ça flotte. Sinon, la même motivation qui pousse un ouvrier à aller se tuer le dos sur les chantiers ou une chaîne de montage : travailler pour au moins remplir le frigo. Quand tu as fait le choix d’être entrepreneur, c’est pour travailler encore plus. Mon privilège de mâle cisgenre presque blanc c’est de travailler dans un domaine qui me passionne, mais uniquement parce que j’en ai accepté le prix et les contraintes.

Hardi Capitaine… Puisque j’vous dis que ça passe !

J’ai passé une partie de ma vie à œuvrer dans un domaine et un milieu (l’ingénierie thermique) dans lequel je ne m’épanouissais pas, à vivre dans la frustration en vertu de principes hérités de mon éducation et en soumission à certaines normes sociales. Les années ont passé et le ras-le-bol est arrivé à son paroxysme, la maladie et les encouragements de ma nouvelle épouse (ainsi qu’une très profonde crise existentielle) ont simplement accéléré le processus de reconversion.
J’ai décidé très tardivement de tenter un de mes rêves avant qu’il ne soit trop tard et de vérifier s’ils n’étaient qu’une chimère ou pas (on est souvent l’esclave de ses propres illusions). J’hésitais entre faire du JDR ou devenir une star du hard rock ; la première option alimentant aujourd’hui un peu plus la controverse, elle a eu ma préférence. Du coup, maintenant que je travaille dans un domaine qui me plaît et que j’ai la chance de pouvoir jouer quelques prolongations, la motivation est toute trouvée. Se lancer en parfait dilettante à 40 ans est une pure folie, surtout quand tu divises tes revenus par 5, mais rester à me morfondre l’était encore plus.
Un jour, j’en aurai sans doute ras le bol du jeu de rôle (à chaque jeu publié, j’affirme que c’est le dernier) et je monterai le nouveau Led Zeppelin3 dans mon garage du Médoc. Mais pour l’instant, j’ai quelques projets sympas à terminer.
On sait que ce n’est pas un job pour la vie et cela finira mal (le marché est bien trop petit et fracturé pour perdurer ad aeternam), mais tant qu’il y a un challenge excitant à relever et des gens pour me suivre, je joue. Au moment où je te réponds, j’en suis à ma douzième année d’exercice. J’ai fait un petit bout de chemin très rock’n’roll malgré des hauts et des bas dont je me suis toujours relevé, j’arrêterai sans regret au prochain jeu publié. Ou celui d’après…  

De Max Ravage à Game Fu, en passant par Pulp Fever pour arriver aujourd’hui aux Éditions du Troisième Oeil4, tu enchaines les jeux à thèmes forts, voir clivant (comme Dés de Sang5 de Willy Dupont6 ou One%7 avec Steve Goffaux8, sans parler de Kabbale9, ton bébé à paraître ) et les licences sacrées pour les geeks telles Cobra10 ou Valérian11
Ça nous en dit long sur ton caractère et tes goûts en la matière, ou c’est pour brouiller les pistes ?

Précision au passage : Pulp Fever et Game Fu, c’était la même entreprise (mon épouse et moi avions simplement décidé de changer l’enseigne lorsque nous avions racheté le magasin de jeux vidéo). Disons que je suis curieux et que j’ai soif d’expériences. Je ne souhaite donc pas me cantonner à un genre, mais m’essayer à des choses aussi différentes que fortes. Tu te vois toi à jouer tout le temps avec des jeux sortis d’un même moule ? J’aime aussi la diversité dans les profils de joueurs auxquels je m’adresse : celui qui joue aux jeux narrativistes autant que celui qui joue aux rétroclones (j’aborde et arbore les deux étiquettes sans aucun problème). Ces deux tendances stimulent mon intérêt parce que j’estime qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de jouer, juste de la condescendance ignorante à critiquer l’une ou l’autre.
Bien entendu, tout ne me passionne pas au même degré, mais goûter à tout me semble essentiel pour maintenir la passion et l’envie de bosser. Tu sais, être éditeur, c’est tenter de comprendre où les joueurs trouvent du plaisir et voir si tu peux toi-même en tirer une expérience intéressante (parce que pour travailler des mois sur un projet, il faut quand même « un peu » d’amour pour le sujet) et une rentabilité (sinon tu ne montes pas d’entreprise).

De l’amour en veux tu en voilà !

Mais je ne t’apprends rien en affirmant qu’il y a aujourd’hui des profils très différents de joueurs ; du coup, même si ne cherche pas à cliver intentionnellement (ce qui serait une curieuse stratégie, d’autant que les rôlistes 2.0 n’ont pas besoin de moi pour cela), le simple fait de proposer un produit destiné à une catégorie de joueurs crispe mécaniquement d’autres catégories, comme si j’avais commis le pire des blasphèmes.
Que mes choix éditoriaux plaisent ou pas aux médias ou aux groupes de discussion ne rentre absolument pas dans mes critères (je travaille pour des joueurs, pas les rédacteurs de Voici). J’aime avoir la liberté de plaire ou déplaire à qui que ce soit. De cette façon, le souci du clientélisme n’est pas un frein et je peux continuer de (me) surprendre.
Pour moi, vouloir fédérer est le meilleur moyen de tourner en rond et de ne plaire à personne – même si c’est bien évidemment plus rentable.
Après, comme je l’ai évoqué plus haut, tout ceci est aussi une histoire d’amour : je ne me vois pas plancher des mois et des mois sur un projet qui ne m’excite pas plus que ça au prétexte qu’une partie de la clientèle aimerait qu’il se concrétise (sinon, autant retourner bosser sur les chantiers, ce serait moins stressant et largement plus rentable).
Qu’un projet suscite l’intérêt d’une clientèle suffisante pour le commercialiser est bien entendu la première condition, mais il faut aussi qu’il me séduise suffisamment pour que j’accepte de l’épouser (oui, j’ai un passif compliqué avec le mariage). Publier (et parfois concevoir) Cobra, Valérian ou Flash Gordon12, est stratégiquement intéressant, ça ouvre des portes, mais c’est aussi un plaisir de sale gosse.
Toutefois, publier un jeu de niche est une aventure bien plus excitante (et complexe) d’un point de vue créatif, mais comme il faut bien payer les factures, alterner les jeux commerciaux et les OVNIS invendables est un bon équilibre – certes précaire avec le contexte actuel, mais tu as compris l’idée. Le truc fascinant en rédigeant cette réponse, c’est qu’elle est complètement fictionnelle, car les plans pour l’avenir sont plutôt à la traduction, beaucoup moins à la création. Et oui mon bon Monsieur, on va devoir s’embourgeoiser pour survivre (puis probablement, tout perdre en misant sur un autre OVNI).

Et donc, ça fait quoi de bosser sur Valérian, Flash Gordon ou Cobra… ? Parce que là c’est quand même plusieurs générations de fans qui t’attendent au tournant, prêtes à te clouer au pilori pour non-respect de leurs projections sur ces univers mythiques…

Bof, j’ai déjà été maudit sur cent générations, que ce soit pour de grosses franchises ou pas, alors si ça impressionne la première fois, cela devient ensuite une simple routine (et il faut, sinon, tu deviens dingue et tu ne produis plus rien).
Ma priorité n’est pas de coller à l’image que se fait chaque fan d’une œuvre (je suis Laurent Rambour, pas Charles Xavier13), mais de coller au plus près de ce qu’ont (ou avaient) à dire les auteurs à travers leur œuvre. C’est indispensable pour gagner leur respect et une certaine crédibilité. Cela se déroule en deux grandes étapes :

  • La première consiste à avoir une compréhension chirurgicale du matériau de base en écartant tes propres fantasmes (ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille verser à tout prix dans l’hérésie, loin de là, mais savoir lire entre les lignes pour s’assurer que l’on ne passe pas à côté d’une subtilité qui en dit long sur l’œuvre) et à synthétiser l’univers de façon aussi complète et exhaustive que possible (quand la cohérence de celui-ci le permet, ce qui n’est pas toujours le cas), en mettant en avant les éléments susceptibles de titiller l’imagination du rôliste
  • La seconde consiste, après avoir digéré l’univers canon, distingué ses enjeux et cerné la place des personnages dans cet ensemble, à trouver une recette alchimique qui te permette de ludifier tout ça. Le but étant de donner également une identité ludique à l’article, qu’il soit autre chose d’un produit dérivé de plus. C’est une équation complexe dont la solution, parfois, te monte au cerveau quand tu as fini de rédiger ton chapitre de règles. Tu te sens alors obligé à tout réécrire parce que tu as l’intime conviction (chimérique ?) que le client, au bout du compte et malgré le retard, va mieux s’amuser avec cette nouvelle version « V87.014_finale_definitive_juillet21_alternative2 » (alors qu’en réalité il prendra Cthulhu ou D&D et adaptera…).

Il est plus facile de se caler sur un système de règles génériques, mais l’identité du jeu n’en ressortira pas forcément valorisée.
« Pas forcément » ne signifie pas « obligatoirement », car il y a sans doute de belles réussites avec des systèmes génériques. J’y songe clairement dans les moments de ras le bol, mais j’ai du mal à m’y résoudre (sans doute par fierté mal placée ou arrogance). Un système générique peut satisfaire la ludification de différents univers, mais à condition qu’ils répondent peu ou prou aux mêmes codes fondamentaux. Or comme j’aime la variété… De plus, beaucoup de franchises n’acceptent pas qu’une entreprise tierce (détenteurs des droits d’un système) intervienne dans un contrat. Quand tu t’attaques à une franchise, même avec les meilleures intentions du monde, tu dois admettre d’avance qu’une partie des fans se sentiront insultés et que beaucoup de monde aurait fait bien mieux que toi, ceci avant même que le jeu ne soit commercialisé.
C’est comme ça, cela fait partie du packaging, et quoi que tu fasses, même un numéro de claquettes en apesanteur, c’est toujours le même disque qui tourne (d’où l’intérêt de tracer son chemin sans trop s’exposer).
L’important c’est qu’une majorité de clients trouve son compte et s’amuse, suffisamment pour te permettre de poursuivre ta carrière. Si tu obtiens une réussite critique, c’est génial, mais mieux vaut ne pas travailler avec ce seul objectif en tête et se contenter d’un non-échec commercial (je crois que l’ego est le pire ennemi du créatif, qu’il s’agisse d’un « Ed Wood-like »14 comme moi ou d’un véritable artiste).

Pour en revenir à Kabbale, tu pourrais m’en dire un peu plus sur ce qui t’as fait envisager de rédiger un jeu qui nous place, pour une fois, clairement du côté des déviants ? (je précise que Mireille Dumas ou encore 4215 ne sont pas des réponses recevables 😜)

Si la définition d’un héros dans le jeu de rôle est d’être un bellâtre arrogant et manichéen qui bute à la chaîne des espèces différentes pour piquer leur pognon et s’offrir une potion d’érection flamboyante, je ne m’excuserai pas d’être plus attiré par des rôles de salauds plus ambigus et intrigants. Je caricature, évidemment, mais l’idée est là.
D’une manière générale, la gratuité et le manichéisme m’exaspèrent, voire m’insupportent, surtout dans un jeu de rôle où les motivations du rôle sont censées avoir été étudiées sous toutes les coutures. J’y vois là une forme de fainéantise intellectuelle – sauf si l’on verse dans le registre du second ou trente-sixième degré. 
Nous sommes tous le méchant de quelqu’un, il n’y a pas à s’en excuser, c’est dans l’ordre des choses. La vraie question est de comprendre pourquoi et d’essayer d’arrondir les angles pour ne pas piétiner les gens bêtement. C’est la base de toute civilisation.

Kabbale propose de jouer des méchants, potentiellement animés d’une perversité extrême (les joueurs en décident par leurs choix), certes, mais avec une raison au moins aussi forte de l’être. Chez l’humain, tu retrouves toujours un motif et au moins une nuance à la méchanceté (ou la vengeance). La plupart des tueurs en série furent des victimes de la société bien-pensante avant de se retourner contre elle avec la rage d’un animal blessé (la différence est que l’homme est un prédateur plus froid et calculateur). Mais qui a démarré le conflit : les travers d’une société bâtie par ses congénères ou l’inaptitude du tueur en série à s’y adapter plutôt qu’à se réfugier dans ses fantasmes (puisqu’il n’a pas le courage ou la possibilité de changer le réel) ? 
Comme en mathématiques, ce que je trouve vraiment intéressant, ce n’est pas la finalité (le résultat), mais le chemin de croix (la démonstration).
La principale déviance (ou fuite) est la toxicomanie. Elle commence toujours doucement, s’insinue dans la vie des PJ et s’installe machinalement dans leur quotidien. Dans le jeu, la toxicomanie est l’élément déclencheur du fantastique schizophrène dans lequel vont être plongés les joueurs et les personnages. Dès lors, ils parviendront de moins en moins à distinguer ce qui relève de la réalité (potentiellement une hallucination collective) ou du fantasme personnel. Je tenais à entretenir le doute sur la véracité des événements troublants que vivent les personnages pour conserver une tension permanente. Cela vaut pour le surnaturel comme pour les actes répréhensibles ou outrageux qu’ils peuvent commettre (si tout ceci n’est qu’un rêve ou un delirium tremens, je peux donc a priori tout me permettre puisque tout sera effacé au réveil).  
Parce qu’ils ont vu clair dans la mascarade qui se joue (aspect thriller d’espionnage ésotérique du jeu) ou parce qu’ils sont abusés par leurs propres convictions et que, de facto, ils sont des proies faciles, les personnages rejoignent une kabbale qui vénère un Indicible dont la doctrine promet une transformation et une révélation (le Nouvel Ordre cosmique). Ils en viennent donc à combattre une doctrine (la Pensée unique) par une autre doctrine (celle de la kabbale) sans jouir pleinement de leur libre arbitre (en raison de la came qu’ils se mettent pour rester zen et de l’incertitude induite par leur crise existentielle, uniquement apaisée par le discours rassurant de la secte). Au final, ils sont condamnés à n’être que des pantins, sauf s’ils parviennent à remonter des traits de personnalité enfouis et à retrouver un peu de libre arbitre.

Le jeu ne propose pas de réponse, car il y a plusieurs vérités et que toutes condamnent les PJ. Les personnages sont un peu comme les héroïnes du film Sucker Punch16 : en s’échappant du cauchemar qu’ils vivent par la seule issue proposée dans le jeu, ils vont peut-être se retrouver dans le corps d’un patient aliéné qui reprend le dessus. À l’inverse, s’ils jouent le jeu de la kabbale et parviennent à instaurer le Nouvel Ordre cosmique, peut-être s’enferment-ils dans un délire schizophrène irréversible. Ou l’inverse, peu importe, car ce qui est intéressant, c’est voir leurs réactions perpétrées avec l’incertitude de savoir si ce qu’ils font est réel ou irréel. L’irréel désinhibe et enferme, il convient donc dans le doute d’observer une certaine retenue que, bien évidemment, rien dans le jeu n’encourage… Les personnages de Kabbale sont des victimes qui ne peuvent prétendre à l’innocence. S’ils deviennent aussi des monstres, cela relève uniquement de la responsabilité des joueurs (et de la perniciosité du MJ). Kabbale tend aux joueurs des perches très séduisantes à saisir, mais toutes activent un couperet qui s’abat sur leur personnage. Un aspect sadomaso très excitant.

Bien, alors être auteur, c’est une chose, mais tu es aussi de l’autre côté de la barrière, à savoir éditeur… l’imagerie d’Epinal veut que cela consiste surtout en :

  • avoir de l’argent,
  • vouloir de l’argent
  • contrarier de pauvres artistes incompris en leur imposant ta vision ultra commerciale de leur jeux, afin de maximiser les deux points précédents.

Alors, Épinal… info, intox… ?

Entrez donc gentil auteur, nous allons établir un contrat équitable pour tous…

Je n’en sais rien. C’est peut-être vrai chez certains éditeurs, moins chez d’autres. Il faudrait poser la question aux auteurs dont j’ai publié les jeux. Certains ne veulent plus entendre parler de moi, d’autres sont devenus des amis de longue date, la vérité est sans doute quelque part au milieu.
Je ne crois pas que mon CV affiche des jeux indés « ultra commerciaux ». C’est un peu antinomique. Les jeux sous franchise le sont, par définition, mais ils n’appartiennent qu’aux ayants droit et à l’éditeur, pas aux rédacteurs que je dirige (œuvres collaboratives, etc.), d’autant plus que je suis aussi « concepteur » sur ces projets (je ne pense pas mériter le titre « auteur »). Tu sais, à part Dés de Sang et One%, puis Wulin17 (avec les V2 et V3), les jeux indés que j’ai publiés se sont vendu moins de 400 exemplaires (alors que Cobra se vendait par palettes complètes chez Ludikbazar). Pourtant, j’ai dû respecter et faire respecter bien plus de contraintes sur Cobra que sur ces derniers : j’ai accepté toutes les exigences des auteurs, même le choix des artistes et des couvertures, je n’ai pas exigé de coupes pour respecter un format type même quand on dépassait les estimations, ni n’ai imposé une vision particulière d’un jeu (que la forme de l’objet soit conditionnée aux moyens disponibles est un autre problème, il me semble).

We’re only in It for the money !
(comme disait l’autre 😂)

Faire de l’argent est le propre d’une entreprise et d’une démarche commerciale. Critiquer un éditeur pour cela est contradictoire avec le fait de le démarcher pour être publié. Rien ne garantit la rentabilité d’un jeu sur la base de ses seuls textes, surtout dans une société où l’image et le paraître ont pris le dessus, il est donc légitime de chercher à rendre « présentable » et vendable un produit sans forcément chercher à le dénaturer. Sinon, autant se débrouiller seul en autoédition, il n’y a pas de honte à cela : j’ai commencé comme ça, je finirai peut-être aussi comme ça et il y a de très belles réussites par ce procédé. Les plateformes de financement participatif sont aussi là pour aider les porteurs de projet indépendants (quoi, j’ai écrit une connerie ?). Tu noteras que je n’ai publié que des jeux aux thèmes très spécifiques que seuls les auteurs connaissaient vraiment (à part Dés de Sang qui traite d’un thème que j’affectionne) ; tu noteras aussi que tous ces jeux (sauf Dés de Sang et One% à leur époque) furent signés par des noms connus qui connaissaient leur boulot et pour lesquels je me voyais mal dicter quoi faire. Quand je découvre un projet soumis, j’écoute les suggestions (les auteurs ont généralement cogité le sujet bien avant moi et bien plus en profondeur que moi) et je réfléchis s’il n’y a pas une façon de l’optimiser. Si j’en trouve une, je la propose et on en discute, sinon, je poursuis l’idée initiale si elle m’a séduite et donné des « raisons raisonnables » de croire que je ne vais pas mettre la clé sous la porte après l’avoir publiée. Il m’est arrivé de décliner des projets parce que l’on n’était pas d’accord dès le début ou que l’on n’arrivait pas à se caler, mais c’est une situation parfaitement banale. Il suffit de ne pas signer et de se souhaiter bonne chance. Mais comme les auteurs sont souvent des passionnés et les éditeurs des dépassionnés, un refus n’est pas toujours très bien digéré.

Aujourd’hui je travaille régulièrement avec Steve Goffaux, Vincent Lelavechef18 et Nicolas Henry 19. Je ne crois pas leur avoir imposé une vision (tu peux essayer toi, si tu veux : trois belles têtes de cochon !). Je crois que nous avons des rapports détendus et complices parce que nous avons grosso merdo les mêmes goûts ou approches d’un projet et qu’au pire, seul l’intérêt du jeu compte.

« Détendus et complices » hein !

Un exemple parmi d’autres : Nicolas (auteur de Wulin) rêvait d’une couverture signée Felix IP20 (mangaka hongkongais de Blood & Steel21 qui a notamment inspiré le jeu). Et bien on a cassé la tirelire pour avoir du Félix IP sur Wulin V3. Cela a permis d’être cohérents sur le projet et la vision originale de l’auteur, d’avoir une expérience très agréable et enrichissante avec un artiste chinois et enfin cela a permis d’ouvrir le jeu sur d’autres horizons que le seul marché français (une traduction chinoise est en signature grâce à Si Mo, l’épouse de l’auteur, qui a déniché un éditeur prêt à dealer avec le diable que je suis). Tout le monde jouit des bénéfices d’une collaboration intelligente, même s’il faut faire des petites concessions de-ci de-là.

Quand j’ouvre un bouquin (de jdr ou autre) et regarde l’ours, je constate souvent que réaliser un livre, c’est un travail d’équipe, avec non seulement un auteur, mais également une direction éditoriale, un ou des conseillers éditoriaux, une direction artistique, un maquetteur, un ou des relecteurs, sans compter toutes les petites mains qui gèrent les échanges avec l’imprimeur, le distributeur, etc
Ça se passe comment chez LETO ?

Jusqu’à présent, chez LETO, c’était de l’artisanat, alors je ne sais pas si la comparaison avec le mode de fonctionnement d’une grosse structure est bien pertinente. Je m’occupe seul de la préproduction (par nécessité, pas par choix, crois-moi), en faisant des suggestions tant sur le fond (l’aspect ludique du moins, parce que sur l’aspect contextuel d’un jeu aussi pointu que Wulin, je me vois mal contredire Nicolas, l’expert en la matière) que la forme, sachant que celle-ci est fatalement conditionnée au budget (beaucoup moins aux divergences de goûts). Pour la charte graphique, je commande des gabarits à Julien Dejaeger22 ou Josselin Grange23. Je leur donne une idée globale et je les laisse travailler.

Ha ben oui, la mise en page de Julien Dejaeger pour Flash Gordon… Il connait son métier le monsieur 😍

Je fais valider le tout par l’auteur, on ajuste ce qui est bon et possible d’être ajusté et je coule la mise en page. Sur les relectures, c’est pareil. Les relecteurs font leur job sans faire d’incessants allers-retours avec l’auteur (c’est une question de confiance), et quand il s’agit de la réécriture d’un passage, je prends l’initiative et je la fais valider par l’auteur.


Toutes les autres missions sont à ma charge : relectures (avec des collaborateurs), mise en page, échanges et négociations avec l’imprimeur et les fabricants d’accessoires, communication (mission que j’espère un jour déléguer à un vrai CM), préparation et « animation » des CF, préparation des colis, envois des colis, SAV, relations clientèle, comptabilité, paperasserie, réception et expédition des stocks au distributeur, démarchage pour trouver de nouvelles franchises, création de règles et de scénarios (sachant que 30% au mieux de ce qui est couché sur papier est exploité), répondre à des interviews deux ans après… * regard bovin perdu dans le lointain *
Bref, deux grosses paluches et une petite cervelle qui gèrent tout de façon très imparfaite, fatalement. Mais quand le roulement financier le permettra, peut-être pourrais-je enfin déléguer de A à Z la forme d’un projet à un Julien Dejaeger pour souffler un peu et prendre du recul (nécessaire pour avoir une vision plus pertinente). En attendant, je ne te cache pas que ce n’est pas simple et absolument pas rémunéré à la hauteur des heures de travail fournies (mais bon, pour draguer, on ne va pas se mentir : c’est quand même la grosse classe de dire que tu es éditeur).

Note que depuis décembre dernier, Jérôme Isnard24 (ex-chef de projet chez Sans Détour25) s’est associé à LETO. C’est un garçon intelligent, travailleur et qui a sa propre entreprise dans un autre domaine ; il connaît et comprend donc très bien les difficultés et contraintes auxquelles je suis confronté. Je lui délègue les nouveaux projets (gestion et choix) pendant que je gère les derniers dossiers en souffrance. Cela permet d’avoir un turn-over dans les projets et de faire fonctionner l’entreprise tant que les projets en bouclage ne sont pas commercialisés.
C’est aussi l’occasion de tester une nouvelle approche moins risquée pour les clients : avancer la préproduction au maximum de ce qu’il est possible de faire avant de proposer un jeu en CF. Par exemple, pour Against the DarkMaster26 et Everway 25e anniversaire27, les traductions (et logiquement la mise en page) seront bouclées pour la fin de leur CF. Les clients pourront donc découvrir ces jeux dès la fin de l’opération et les délais seraient réduits à ceux nécessaires pour l’impression (comptons deux mois). Le revers de la médaille, c’est le risque financier. Si les CF ne fonctionnent pas, on perd l’argent et le temps investit. Si les clients répondent et que ces opérations sont un succès, on pourra faire la même chose pour Wraith V2028 et d’autres belles traductions en signature. Je suis parfaitement conscient que les délais de livraison ont dépassé les bornes sur certains projets, et la sanction en termes de crédibilité et finances est sans appel. C’est la règle du jeu. En misant sur cette nouvelle approche, j’espère que nous pourrons rentrer dans une nouvelle logique, mieux satisfaire la clientèle et faire oublier les casseroles du dépôt de bilan Game Fu et des retards liées au Covid. Sans l’aide de Jérôme, je ne pouvais pas mettre en place cette stratégie qui, je l’espère, sera payante – mais si on savait à l’avance ce qui fonctionne ou pas…

Quand on est comme toi un grand patron du cac 40, on n’a plus de soucis à se faire pour rien à priori ? Du coup tu te reposes sur tes acquis et en profites pour faire du ski nautique au large de ton île privée entre deux run en Lamborghini ou au contraire tu réfléchis à comment faire avancer tes plans machiavéliques de domination du monde de l’édition sur le long terme ?

Tu sais bien : « ma passion, c’est votre pognon ». Du coup, je fomente, j’ourdis, je complote, je manigance, je trame, je cabale… (tu as vu ce formidable placement de produit ?).
À l’époque de Pulp Fever, j’éditais après ma journée de travail sur les chantiers. J’ai tout économisé, ce qui nous a permis de racheter le magasin Game Fu (le « rêve » de mon épouse) pour lequel j’étais présent 10 heures par jour, 6 jours sur 7, voire 7/7, profitant des moments de calme pour travailler l’édition sur un coin de comptoir. Depuis LETO (décembre 2017), je suis confiné chez moi et je travaille 10 à 12 heures par jour (ou à cheval entre le jour et la nuit). La charge de travail ne me permet pas de sortir à l’envi, mais là encore, c’est un choix. Quand tu es indépendant, tu n’as pas un patron, mais [nombre de tes clients] patrons. Tu es responsable, donc si tu veux assurer un minimum, tu ne peux pas te permettre de faire n’importe quoi. Tu dois bosser tous les jours et faire attention à la trésorerie, car l’argent des financements participatifs ne t’appartient pas. Tu peux jongler un peu sur ta marge estimée, mais généralement c’est pour faire l’avance sur des droits d’un autre projet qui va être rentable (oui, curieusement, moi, on me demande toujours de m’acquitter des droits avant d’exploiter une licence) ou payer tes charges ou tes loyers en retard, mais pas pour flamber au Lido (tout au plus à Lidl). Je commets déjà suffisamment de boulettes à devoir tout gérer en même temps, donc si je lâche prise (et on y prend vite goût), ça risque de devenir très vite n’importe quoi.  
Avec une structure fragile, tu n’es pas à l’abri des imprévus et des retards. Et les retards coûtent cher : ils reportent la mise en vente (et donc les rentrées d’argent), ils décalent les plannings (et alourdissent ta charge de travail à venir et t’imposent de trouver d’autres prestataires, car ceux qui étaient prévus ne sont plus disponibles – eux aussi doivent rentrer de l’argent) et écorchent ta crédibilité (tu passes pour un con en annonçant des dates que tu ne puisses pas tenir pour X ou Y raisons). Cela augmente ton stress et réduis d’autant tes capacités de concentration et tu commets fatalement d’autres erreurs. Tu es constamment sur la brèche et il faut impérativement se tenir éloigné de cette spirale infernale. 
Entre les gosses à gérer (l’aîné a pris son indépendance, mais il me reste le cadet, un petit nerveux qui adore me rendre dingue), les tâches ménagères (depuis le Covid, mon épouse travaille de nuit), les galères administratives, les soucis de santé et les multiples missions du boulot d’édition, ma vie est certes passionnante, mais aussi parfois très pesante. Comme je suis un parfait autodidacte, gérer ces multiples casquettes me demande souvent plus d’efforts qu’un professionnel. Et puis surtout, la création n’est pas un job sur commande : tu peux rester des heures avec le regard bovin devant une page bien blanche, sans que rien ne se produise. Tu peux aussi aller pisser la nuit et avoir le « déclic » pour remplir sur l’instant des pages et des pages qui, lorsque tu les reliras le lendemain matin, te sembleront parfaitement merdiques. Donc comme tu as pris du retard (retard plus ou moins psychologique), tu bosses plus tard et tu remets au lendemain tes autres missions. Puis arrive le week-end, et tu le passes à rattraper tes retards et à t’excuser au lieu de pavaner. Bref, à bien y regarder, ce handjob est un piège à bras cassés.

On entend énormément de critiques de la part des rôlistes en général quant aux différents financements participatifs auxquels recourent maintenant la plupart des éditeurs (ouiiii alors maintenant c’est les clients qui avancent l’argent… le boulot d’un éditeur c’est de prendre des risqueeuuuuux… et puis y’a trop de goodies… mais on veux des dés spéciaux… pis c’est livré en retard… et j’en passe 😅).
Concrètement, c’est quoi ta position vis à vis de tout ça ?

Pour donner des sioux, écrivez à l’arc (ça va pas être facile)

Ils ont raison. Soyons francs : à travers le financement participatif, ce sont les clients font le boulot que les banques refusent de faire avec notre propre argent. Je n’ai pas grand-chose d’autre à te répondre, à part que je donnerai cher pour me passer des FP, car je n’ai pas pour vocation de faire le mendiant. Mais si tu veux publier un jeu avec les standards de qualité actuels et que tu n’es pas un gros éditeur avec une trésorerie solide, tu dois te soumettre à la séquence « marchand de tapis ». L’édition ne semble pas être un métier reconnu comme fiable auprès des banques, même avec des licences rentables. Si je voulais me remettre dans le chauffage ou ouvrir une cave à vin, on me déroulerait le tapis rouge, mais dès que je parle d’édition ou de jeux, mon interlocuteur se rappelle tout de suite qu’il est en retard à son cours de poney.
Il y aurait beaucoup à dire sur le procédé, mais je ne veux pas donner l’idée de critiquer certains confrères qui trouvent leur compte avec. Le jour où les gens en auront marre de souscrire, on changera de métier, c’est tout. C’est le cycle logique des choses. Pour ma part, je préfère diversifier mon activité (vers les jeux de cartes ou de plateau) et étudier d’autres solutions de financement, notamment à l’étranger, pour qu’à l’avenir ma dépendance envers les FP soit limitée.

Si tu devais donner un conseil (ou douze hein, je ne te freine pas) à quelqu’un souhaitant se lancer dans l’édition, autre que « fuyez pauvres fous ! », … ça serait quoi ?

1) Prendre un conseiller juridique compétent. Les attention whores pullulent et te font du gringue pour avoir leur nom dans les crédits sans rien foutre. Il faut s’en protéger.

2) Ne pas compter ses heures de travail.

3) S’entourer d’un petit groupe de collaborateurs fiables et ne pas en sortir (mieux vaut apprendre et grandir ensemble).

4) Ne pas tenir compte des réseaux toxiques (ils ne servent au mieux qu’à soutenir un projet, par la polémique si besoin)

5) Être toujours amoureux des projets sur lesquels on s’investit, car le retour est incertain. L’amour fait passer bien des désagréments.

Un petit quickie sur l’imaginaire en général ?

  • Si tu étais un livre (roman/bd,…) : une vieille BD LUG29 (j’ai été nourri à ça en étant gosse), un bouquin de William Burroughs30 ou Jack Kerouac31 (du mouvement beat generation), ou encore un roman d’Alexis Soumachedchi32 (alias Bernard Prou) un professeur de la Sorbonne et mentor qui m’a éclairé sur le profane et le sacré
     
  • Si tu devais cosplayer quelqu’un : Léodagan33 (Kaamelott) ou Jimmy Page34.
  • Si tu étais un jeu (de rôle/vidéo,…) : Wraith, pour le jeu de rôle, Assassin’s Creed Odyssey35, pour le jeu vidéo.
  • Si tu étais une période historique : l’antiquité (Grèce).  
  • Si tu étais un univers fantastique : Kaamelott ou Camelot 300036 (comics).

Et pour conclure, la question vache… selon toi, quelle est la place de l’imaginaire dans la culture (qu’elle soit populaire ou autre) et comment te positionnes tu dans ce vaste tableau ?

Pour l’imaginaire, je ne sais pas, mais en ce qui me concerne, ce serait plutôt au dernier rang : je ne suis pas très photovoltaïque 😉

Tout d’abord, merci très chers lecteurs d’avoir su respecter la nature profondément sacrée de ce moment et l’environnement naturel de notre sujet afin de rendre possible d’autres observations par les générations futures.
Je souhaiterais également exprimer mon profond respect envers Allain Bougrain Dubourg37, véritable mentor auprès duquel j’ai pu apprendre (tous les dimanches matins) à approcher la vie sauvage et sans lequel rien de tout cela n’aurait été possible.
Et enfin, merci Laurent pour la passion qui t’anime dans ce beau métier qui, je cite, permet « à des ados de quarante ans de jeter des dés et de se prendre pour des elfes » 🥰🥰🥰

Allain forever…

Propos de Laurent Rambour recueillis par David Barthélémy

Notes et références :

1 Jdr Magazine
2 Casus Belli
3 Led Zeppelin
4 Les Éditions du Troisième Œil
5 Dés de Sang
6 Willy Dupont
7 One%
8 Steve Goffaux
9 Kabbale
10 Cobra
11 Valérian
12 Flash Gordon : création originale de Laurent Rambour sous licence M.J.A licensing / King Features NY. … à venir…
13 Charles Xavier
14 Ed Wood
15 42
16 Sucker Punch
17 Wulin
18 Vincent Lelavechef
19 Nicolas Henry
20 Félix IP
21 Blood & Steel
22 Julien Dejaeger
23 Josselin Grange
24 Jérôme Isnart
25 Sans Détour
26 Against the Darkmaster
27 Everway 25e anniversaire
28 Wraith v20
29 LUG
30 William Burroughs
31 Jack Kerouac
32 Alexis Soumachedchi
33 Léodagan
34 Jimmy Page
35 Assassin’s Creed Odyssey
36 Camelot 3000
37 Allain Bougrain Dubourg

Retour de lecture

Ce que j’en pense, Vermine 2047 : Kit de Survie

Saloperie de Rouge-Feu

Scrttt… crrr… crcrcr… Scrtttttt…
La fièvre semble retomber un peu.
Ça fait quoi… deux … trois… peut-être quatre jours que je suis coincé ici.
Saloperie de rouge-feu… Non, soyons honnête… saloperie de fatigue.
Si j’avais été reposé, j’y aurais pensé et ne me serais pas étendu à même le sol comme le premier bleu venu, au risque de me faire mordre par un rampant.
Allé, je ne suis pas encore mort, j’en prends bonne note et ne me ferai plus avoir.
J’ai soif… la gourde… Merde… vide.
J’ai dû tout boire pendant que je délirais… Merde !!!
Bon, arrête de râler, tu n’aurais pas bu, tu serais mort…
N’empêche, j’ai soif…
Allez, trouver de l’eau…
Haaa… merde… ma jambe… put’… cette saloperie ne m’a pas raté… l’eau attendra, il faut que je m’occupe de l’infection… Et j’ai faim… Monde de merde…

Salut à vous, amateurs de fin du monde… enfin, non, pas du monde, de la civilisation (car oui, le monde se passe très bien de nous quand il s’agit de poursuivre sa route).
Nous allons donc parler aujourd’hui de Vermine 2047, la nouvelle édition de ce jeu post-apo de Julien Blondel1.

Vous l’aurez sûrement vu fleurir sur vos réseaux sociaux favoris ces derniers temps, le financement est en cours jusqu’au 15 avril et connaît d’ores et déjà un très beau succès (on a passé les 115 000€ tout récemment).

Alors, Vermine 2047, c’est quoi ?

La Forme

Déjà, c’est une fort jolie boîte (je parle de la version « collector ») contenant un livre de 128 pages à couverture souple, un écran à trois volets format paysage (un vrai, tout beau tout dur, pas un bout de carton souple plié en quatre), six fiches cartonnées présentant chacune, sur une double page, l’un des persos prétirés, ainsi qu’une fiche vierge.

Du beau matériel pour une boite bien remplie

Après une double page contenant les crédits du jeu et un sommaire détaillé, Vermine va nous présenter la traditionnelle définition du jeu de rôle, quelques indications quant aux thèmes, types d’ambiances… et surtout, les trois différents modes de jeu qui sont proposés pour animer vos parties (survie, cauchemar et apocalypse).
Le livre détaille ensuite l’univers de jeu sur 25 pages au travers du récit d’Iza, une survivante des grands chamboulements qui auront mené au monde de 2047. Plus qu’un univers, c’est réellement l’ambiance du jeu qui nous est dépeinte au travers de ces pages et c’est très bien ainsi.
Le monde de Vermine est fait d’incertitude, l’ère de l’information étant révolue depuis maintenant longtemps. Tout n’est dorénavant plus que rumeurs et colportages…
La société telle qu’on la connaît a cessé d’exister, elle s’est effondrée au fil du temps, des changements climatiques et des épidémies.
Ce qui reste d’humanité s’est bien entendu déchiré, s’arrachant les dernières miettes d’un confort en déclin jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une once. Les villes se sont transformées en tombeaux à ciel ouvert servant de repère aux prédateurs comme aux charognards et les campagnes ont fini de reprendre leur sauvage liberté, oubliant au passage d’y conserver une place pour l’homme qui lui, tend à redevenir ce qu’il était au départ… un simple maillon perdu au milieu d’une vaste chaîne alimentaire.

Les pages 25 à 71 vont nous présenter l’ossature du système de jeu (le système Totem) de manière simple et complète, décortiquant les composantes du personnage, la mécanique de résolution des actions, l’équipement, les soins, le combat, et conclure sur les spécificités des différents Totems.
Au nombre de dix (dont deux un peu particuliers), ils sont autant des guides de roleplay définissant la manière d’appréhender le monde qu’une option de personnalisation supplémentaire du personnage. Nous avons donc le Prédateur, le Symbiote, le Charognard, le Parasite, le Bâtisseur, la Ruche, la Horde et le Solitaire.
Ils sont tous caractérisés par des instincts (triompher, affaiblir, voler, partager, créer, survivre …), des interdits (fuir, s’apitoyer, négocier, saboter …) et un caractère (déterminé, calculateur, manipulateur …) qui serviront à poser des bases solides pour l’interprétation de vos alter égo. Chacun d’entre eux fournit également une liste de capacités spéciales, en fonction du mode de jeu retenu, capacités conférant des bonus pour résoudre des actions ciblées (seules celles concernant les personnages prétirés du kit sont ici décrites).

Quelques exemples de Totems

Les deux Totems particuliers sont l’Humain et l’Adapté. Ils se placent à part dans le sens où ils vont se greffer au Totem de prédilection de votre personnage, représentant le conflit permanent existant entre la part d’humanité en tout un chacun et la nécessité d’adopter certains comportements pour survivre et évoluer dans ce nouveau monde.
En plus des Totems individuels, Vermines propose de choisir un Totem de groupe, qui fixera les grandes tendances de votre équipe de Pjs et fonctionnera sur les mêmes principes.
Le groupe a toute son importance dans un jeu où la survie est l’un des enjeux principaux (si ce n’est l’enjeu principal tout court) et bénéficie d’une double page dédiée détaillant son fonctionnement et les capacités qu’il accorde aux personnages (bonus, réserves de dés, moral …), de manière assez succincte, format kit de découverte oblige.

Les pages 72 à 87 renferment les fiches des personnages prétirés ainsi que des conseils sur les derniers réglages à opérer avant de lancer votre partie (présenter Vermine, groupe, utilité des réserves de dés, objectifs, customisation des persos …).

La dernière partie du livre (pages 90 à 128) propose trois scénarios (le Village 14 pages, les Eoliens 8 pages et les Silencieux 8 pages), des règles d’expérience (individuelle et de groupe) et enfin, les règles de création de Pnj (humains ou créatures) avant de se conclure sur une page d’index.

Ne reste plus qu’à évoquer la qualité d’écriture du jeu (il y a quelques jolis noms qui participent au projet, allez voir sur la page de financement), qui permet de s’enfiler ça comme du petit lait, la mise en page soignée ou les illustrations toutes plus malaisantes les unes que les autres et hop, vous aurez une bonne idée de ce que contiennent les pages de ce livre.

Les règles

Le système Totem, sous des airs touffus est assez simple. On lance une poignée de dés à 10 faces contre une difficulté (de 3 évidente, à 10 impossible), un succès suffisant à accomplir l’action et les succès excédentaires servent à améliorer la réussite.
Les caractéristiques de vos persos sont à la base de votre pool de dés. Vous ajouterez ensuite éventuellement un à deux dés si vous possédez la compétence adéquate et suivant le niveau de cette dernière, vous pourrez même relancer un à deux résultats qui vous auraient déplu.
Il y a bien sûr des subtilités, comme les Handicaps qui rendent nécessaire l’obtention de succès supplémentaires à la réussite d’une action, l’utilisation des réserves (effort, sang-froid, de groupe), les dés conférés par l’usage des Totems, le Moral, le Matériel … Alors certes, ça parait chargé énoncé comme ça, mais c’est cohérent et ne nécessite qu’un peu de pratique pour être acquis, de plus, tout est bien résumé dans l’écran de jeu (ça c’est appréciable, vous n’aurez pas à faire des allers-retours permanents dans le livre de règles).

Le panneau central de l’écran reprenant clairement des règles utiles en jeu

Pour ce qui est du combat et des blessures, là vous allez souffrir !
En effet, le jeu se veut dur (lire punitif) et par conséquent, il ne sera pas anodin de se prendre un coup de machette ou une balle de fusil. Les soins seront d’autant plus importants qu’en cas d’infection des blessures, vos personnages ne vaudront rapidement plus grand chose. Si l’on ajoute à cela les conditions météorologiques, les chocs et les éventuelles morsures de bestioles, vous comprendrez aisément pourquoi on insiste tant sur la notion de Groupe dans le jeu.
Il parait très compliqué de jouer un héros solitaire à la Mad Max (forcément, quand on dit post-apo on pense à lui), si ce n’est suicidaire.
Le groupe est donc votre salut (au moins temporaire), avec tous les avantages/inconvénients que cela suppose. En cela, les règles fournissent tout ce qu’il faut pour amener des tensions à la Walking Dead2 par le biais des différents Totems des personnages qui devront cohabiter avec celui du groupe, au risque de le rendre dysfonctionnel et source d’ennuis.

Le Fond

Comme disait l’autre, « noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir » (damned, je ne pensais pas un jour citer ça en référence… !?!).
Comme je vous le disais plus haut, la civilisation n’est plus et ça, quand on doit survivre dans une nature redevenue globalement hostile… ben… ce n’est pas simple.
Les villes se sont transformées en pièges à rat (et maintenant, le rat… c’est vous), véritables mannes de cadavres, abris et terrains de chasse pour toutes sortes de bestioles. Les campagnes ne valent finalement guère mieux, offrant toutefois l’avantage de disperser les dangers potentiels sur une vaste zone, ce qui au final vous permettra (peut-être) de passer entre les gouttes.
Les seules menaces ne sont bien sûr pas qu’animales (ou insectoïdes) mais également très humaines.
Quand il est question de Survie (oui oui, avec un grand S), l’être humain n’est pas forcément très très enclin à la charité et à la bienveillance (surprenant n’est-ce pas ?) et bien souvent, tendra naturellement à prioriser sa propre personne face aux intérêts d’une autre.
Tribus cannibales, pillards organisés, familles dégénérées ou juste égoïstes survivalistes seront au programme, composant ainsi le quotidien de vos chers petits personnages (qui d’ailleurs pourront très bien appartenir à l’une des catégories susmentionnées), le tout entre fourmilières géantes, hordes de rats et autres joyeusetés offertes gracieusement par Dame Nature.

Ca donne bien le ton, on n’est pas là pour faire la fète !

Le système va donc vous proposer trois modes de jeu, qui définiront en grande partie la teneur de vos aventures.
Le mode Survie : ici, pas de mutants, de créatures gigantesques ou de pouvoirs hors du commun conférés par les Totems. Le monde se veut réaliste et dur, proposant déjà bien assez de difficultés pour tout individu désireux de mener une petite vie tranquille (hahaha), au travers de petits plaisirs simples comme la maladie, la faim, la soif, les infections diverses et les voisins un peu trop envahissants.
Le mode Cauchemar : Les bestioles deviennent soudainement plus grosses (et teigneuses), les gens plus sauvages (au moins certains), et les personnages ont accès à un panel plus fantaisiste de « pouvoirs ». Clairement, ici le fantastique vient interférer dans le récit, et rarement pour le bien de tous.
Le mode Apocalypse : Zombies mutants, scarabées de la taille d’une voiture, colonies de rats intelligents et malveillants… Tout devient possible, surtout le pire et là, le post-apo dark prend véritablement de l’ampleur, afin de maltraiter vos personnages de toutes les manières possibles et imaginables.

A vous de bien choisir ce vers quoi vous voulez tendre, sachant qu’il sera toujours possible d’aller dans le sens de l’escalade, passant du mode survie au mode cauchemar, voir apocalypse au gré des révélations survenant durant vos parties.
Il est à noter que Vermine n’est pas un jeu à secrets, l’un de ses gros points forts étant les rumeurs.
Ce sont les joueurs, qui par un système de vote, vont trancher sur la véracité ou non des rumeurs que le Mj fera courir durant ses scénarios. C’est malin, permet d’impliquer les joueurs et devrait apporter de jolies choses à vos tables selon comme vous choisirez de gérer la chose.

Conclusion

Vermine est un jeu que j’affectionne, par nostalgie (la première édition3 était déjà très chouette), mais aussi de par la liberté qu’il procure. Le choix de se placer dans un contexte familier (la France que vous connaissez presque, le village d’à côté…) mais en faisant un pas de côté vers l’effondrement consommé, permet de se placer tout de suite dans l’ambiance du jeu… à savoir… que c’est la dèche.
Vos personnages manqueront de ressources, de vivres, de confort, d’entrain parfois (souvent), de chaleur, bref… ils manqueront de tout. Je trouve cela intéressant, car ici on ne nous promet pas de grands héros dépourvus de défauts (… massacrant néanmoins leur prochain à tour de bras, et ce sans sourciller), mais des gens en situation de survie dans un monde qui ne veut clairement plus d’eux et luttant (ou pas) pour préserver une petite part d’humanité tout en évitant de sombrer dans la barbarie la plus profonde.
Bien sûr, en fonction du mode de jeu que vous choisirez, vous pourrez vous éloigner de la réalité pour aller vers des récits plus fantastiques, mais je trouve (très personnellement) que c’est passer à côté de ce qui fait la force du jeu.
Là où un Kult4 (dont la dernière mouture est également en cours de financement) vous proposera une horreur malsaine, fantastique et finalement très « romancée », Vermine tape là où ça fait mal, dans l’humain et l’absence de repères civilisationnels.

Kult, un excellent jeu d’horreur au demeurant, mais pas dans la même veine que Vermine

Que reste-t’il de nous une fois le vernis de la vie en société enlevé ?
Nous réduisons-nous à une somme d’instincts ou au contraire, allons-nous lutter pour rester « humains » et faire perdurer un vivre ensemble rendu fragile par un environnement hostile ?
Je pense que Vermine nécessite des joueurs matures afin d’en tirer la substantifique moelle et privilégierai pour ma part le mode survie, l’horreur étant à mon sens bien plus marquée (et marquante) lorsqu’elle vient principalement de nous.
Si vous êtes d’un naturel angoissé ou ne supportez pas la violence psychologique, passez votre chemin (ou misez à fond la carte du fantastique), mais sachez qu’une fois que vous aurez lu Vermine et réfléchi cinq minutes sur la portée éventuelle du retour au sauvage tel qu’il est décrit dans le livre, vous risquez de ne plus dormir sur vos deux oreilles pendant quelques jours avant de revenir à votre confortable quotidien.
Quant au kit en lui même, vous noterez que je n’ai pas évoqué les scénarios (à dessein) car ce serait gâcher la surprise pour celles et ceux qui liraient ce retour sans compter maitriser le jeu, mais qu’ils sont de très bonne facture et vous permettront de découvrir ce que la bête a dans le ventre en attendant la suite de la gamme (en financement jusqu’à demain soir, puis dans vos boutiques jusqu’à effondrement).
Bref, Vermine, ça pique et ça gratte, pas toujours de manière confortable, mais qu’est-ce que c’est bon (mangez-en avant que les petites bêtes ne vous mangent).

Notes et Références :

1 : Julien Blondel
2 : The Walking Dead
3 : Vermine v1
4 : Kult