Focus

Entretien avec Christophe Dénouveaux autour des éditions de La Loutre Rôliste

Qui dit jeu de rôle dis généralement Dragons, Orcs, Gobelins et autres Liches, voire Licornes.
Traditionellement donc, lorsque l’on évoque le sujet, on se place plutôt d’emblée dans un univers médiéval fantastique, avec toute son imagerie et ensuite, en creusant un peu, on s’aperçoit que finalement tous les genres y sont représentés :
Horreur, S-F, Drama, Comédie, Historique, Uchronique, Action, … tout y passe.
Bien souvent, les noms des différentes maisons d’édition sont apparentés plus ou moins directement au champs lexical de l’un des genres évoqués plus haut… Black Book¹, Wizards of the Coast², Necrotic Gnome³, Antre-Monde⁴, … et j’en passe.
Au milieux de tout cela, nous croisons toutefois occasionnellement quelques ovnis au positionnement un peu moins clair pour la clientèle, portant le genre animalier pour étendard : Lapin Marteau⁵, Les Livres de l’Ours⁶, et surtout, celui qui nous occupe aujourd’hui, La Loutre Rôliste⁷.
Mais quoi qu’est-ce ? Et qu’est-ce qui anime l’éditeur derrière ce mystérieux (mais néanmoins sympathique) intitulé ?
Sans plus attendre, allons poser nos questions à Christophe Dénouveaux⁸, la loutre en chef, afin de tirer tout ceci au clair.

Salut Christophe.
Déjà, je vais commencer en te souhaitant un joyeux anniversaire. Huit ans dans le monde de l’édition avec La Loutre Rôliste, c’est un joli chiffre.
Quand tu as démarré la boîte, tu t’étais fait un plan de carrière jusque là ou tu t’étais dit « advienne que pourra, il est temps d’y aller » ?

Ma devise : “En avant et Loutre là !”

J’en rêvais depuis des années et puis ce fut plus fort que moi. J’ai tout lâché et je me suis lancé. Sans le soutien de Madame Loutre et de la famille, je n’aurais sûrement pas fait le grand saut au-dessus de la rivière.
J’ai dit adieu à l’Education Nationale, à mes élèves de maternelle et d’élémentaire et je me suis transformé en Loutre. Aucun regret.
Et puis on a tâtonné, fait des conventions, brisé un certain nombre de règles de-ci de-là et tout s’est enchaîné. Quand je me retourne, là, sur la butte qui domine la rivière, je vois le parcours et je me dis qu’il faudrait 1000 vies pour faire tout ce que j’ai fait depuis 2014.
Coup de bol, la Loutre est éternelle.
Et wif aussi.  

Tu pourrais nous en dire un peu plus sur la Loutre… Ce qui t’as motivé à passer le pas de l’édition, comment ça s’est goupillé et qu’est-ce qui fait qu’on arrive à durer envers et contre tout ?

Comme je l’ai dit, une envie de longue date. Et c’est comme si tout se goupillait naturellement. De toute manière, quelque chose me disait que je n’avais plus le choix. Intellectuellement, je ne trouvais plus de joie à aller bosser à l’école. Et puis le besoin de changer. Tout simplement.

Et pour arriver à durer ? C’est un secret. Mais je peux te dire que ce n’est absolument pas de tout repos !
D’ailleurs, je ne sais plus écrire les mots « saumeïl » ou « vakansses ». Tu vois, j’te l’avais dit !
Il faut être prêt à beaucoup de sacrifices. Gagner son poisson à la sueur de son pwal, c’est loutrement dur ! Wif !
En plus de mes activités éditoriales, je propose des animations de parties de jeux de rôle dans le Morbihan ou Bretagne proche de mon rayon d’action. Cela me permet de rencontrer pas mal de monde au niveau local, que ce soient des entreprises, des communautés de communes, des particuliers ou des associations.
De même, je propose depuis quelques mois tout un panel de prestations dédiées aux éditeurs étrangers et aux auteurs indépendants principalement. Parmi ces prestations, il y a, par exemple, la traduction, la mise en page et le conseil éditorial. Toutes les prestations sont listées ici (t’as vu comment j’renvoie vers mon site ?) 

La loutre étant un animal social, je suppose que tu n’agites pas tes seules petites papates dans la mare. Tu as des gens (enfin, des loutres) à nous présenter, qui travaillent avec toi ?

Madame Loutre, qui est incontournable (câlin) et un certain nombre de membres du Culte Secret de La Loutre Ancestrale. Mais si je te révèle leurs noms, je devrai te livrer aux pattes des castors (de vrais psychopapattes ces gars). Je viens de te donner le nom de cette organisation. Ah mince, pas de chance, je t’emmènerai voir les Castors tout à l’heure.

Bon, comme t’es sympa, je vais te présenter quand même quelques personnes vraiment importantes pour La Loutre Rôliste.

Il y a tout d’abord Olivier Raynaud (alias Koa) qui a réalisé les cartes et plans inédits pour la VF de P’TITS PIRATES et qui illustre, entre autre, aussi pour les z’amis du Scriptarium⁹ (Défis Fantastiques¹⁰). Pour tout dire, c’est aussi un ami et un voisin ! Se dire « Je passe en coup de vent chez lui » est existentiellement impossible. Prévoir la demi-journée !

Ensuite il y a Tania Sanchez-Fortun qui a travaillé sur la VF de STALKER¹¹. Elle a participé à bon nombre de jeux de rôle et fait vraiment des choses magnifiques. Elle apprécie tout particulièrement le post-apocalyptique.

N’oublions pas non plus Ben Le Puzzle, un relecteur attentif, sympa et un hôte de choix, qui a travaillé sur Chasseurs de Légendes¹². Oui, ok, c’est aussi un copain qui m’accueille quand je descends sur Périgueux ! Bonjour aux chats !

Et enfin, il y a les rôlistes de tout pwal qui nous ont soutenu et nous ont fait connaître, particulièrement ceux des fiefs du sud de la France qui nous ont accueilli en convention ! Tarbes, Bordeaux, Plaisance-du-Gers, Libourne et Périgueux (coucou mes canards !)

Du point de vue proposition, tu as démarré fort en éditant Blacksad¹³ en vf, traduction du jeu espagnol édité chez NoSoloRol Ediciones¹⁴, avec lesquels tu sembles entretenir une relation privilégiée (pour rappel, ils sont également en charge de Hitos¹⁵ et Petits Détectives de Monstres¹⁶, entre autre). Depuis, tu as élargi ton catalogue en t’attaquant cette fois à un jeu paru en anglais, bien que finlandais, à savoir Stalker (Grog D’argent 2022) et bientôt un retour à l’Espagne avec l’arrivée de La Porte d’Ishstar¹⁷.
Alors la loutre, c’est l’animal totem du pays de Cortés ou j’ai raté un truc ?

Non, pas un totem, mais c’est là où j’ai trouvé mes premiers coups de cœur et il est vrai qu’au niveau jeu de rôle, ils se sont très bien développés ces dix dernières années. Maintenant, le marché espagnol est aussi prolifique que le marché français. Et au passage, ils ont un petit plus qui change tout : le jeu de rôle y est reconnu d’utilité publique et les ministères dédiés à la jeunesse, l’éducation et au sport encouragent la pratique du jeu de rôle dans le cadre des enseignements.

Outre Nosolorol Ediciones, nous travaillons avec Guerra de Mitos¹⁸ (GDM) qui produit quelques jeux de rôle et surtout des jeux de plateau. C’est de chez GDM que vient P’TITS PIRATES (titre original « 8 tesoros »). L’auteur de P’TITS PIRATES, David Diaz, est un auteur prolifique, mais aussi un éducateur, animateur et intervenant dans le domaine du jeu de rôle pour enfants, qui est de plus en plus sollicité pour intervenir dans les conventions en Espagne.
Et comme tu vois, je suis allé faire un tour vers le nord, direction la Finlande, pour aller chercher Stalker. Après, j’irai où mes papattes et ma truffe me guideront. Tout ce que je peux te dire, c’est que la Loutre est internationale ! C’est la Loutreuuu finaleuuu…

Alors si je reprends, ce qui ressort des jeux que tu publies, ce sont deux grandes tendances… les jeux espagnols et les jeux destinés aux plus jeunes (voire, les jeux espagnols destinés aux plus jeunes). Comme on a évoqué la première catégorie juste avant, tu nous donnerais le pourquoi du comment de la seconde, avec Petits Détectives de Monstres et P’tits Pirates ?

On prend les bons jeux là où on les trouve. On a de l’anglais aujourd’hui (Stalker) et pour d’autres projets signés dont on ne peut pas parler encore. On cherche aussi dans d’autres langues.
Publier des jeux de rôle pour enfants a toujours été dans mes plans éditoriaux.
Chez La Loutre, nous avons dressé un constat à l’époque. Il n’y avait que peu de jeux pour enfants et ils avaient été écrits pour être maîtrisés par des adultes. Nous souhaitions des jeux familiaux où, après quelques parties, l’enfant puisse endosser le rôle du MJ.
Il y a eu donc Petits Détectives de Monstres, puis P’tits Pirates. Attendez-vous à de grosses surprises pour cette année, dès le mois de février !

Bon, attaquons plus avant le côté activité éditoriale. Être éditeur ce n’est pas juste poser des livres sur les rayons des boutiques, ça consiste en de nombreuses autres tâches, comme bien sûr, la traduction ou la mise en page, mais également des « petits » trucs du style gestion de projet, études de marché, communication… Justement, depuis peu tu proposes tes services en tant que consultant pour plusieurs de ces tâches (le détail par ici).
Qu’est-ce qui t’a motivé à élargir tes activités à la prestation de services ?

Une envie de faire d’autres choses, de varier encore un peu plus mes activités, d’un point de vue certes professionnel, mais aussi intellectuel. Il y a régulièrement des défis à relever et c’est motivant !

J’ai donc envie de me consacrer à d’autres défis, de permettre à d’autres projets de voir le jour (même si je n’en suis pas l’éditeur) en me consacrant exclusivement à la traduction par exemple. En bref, j’ai envie de permettre, en apportant mon expertise et mes compétences, à de beaux projets de voir le jour en version française.
Euh, j’ai réussi mon entretien d’embauche M’sieur Barthus ?

Revenons-en aux jeux à proprement parler.

Au-delà des deux aspects précédemment cités (à savoir, les jeux espagnols et les jeux pour les enfants), quelle est ta ligne directrice pour choisir d’ajouter tel ou tel titre au catalogue de la loutre ?
C’est au hasard des coups de cœur ou tu écumes activement les sorties internationales pour trouver des perles ?

– Tu crois qu’il nous a trouvé quoi cette fois ?
– Je ne sais pas, mais vu comme il regarde Madagascar, on a intérêt à se mettre au malgache fissa »

Si je devais définir une ligne éditoriale, cela me serait difficile. Je suis assez éclectique de ce côté-là. Je fonctionne donc effectivement au coup de cœur. Il faut que ça me prenne aux tripes et au pwal, que ça me porte. Sinon je n’arriverai pas à travailler correctement dessus. Je ne peux proposer quelque chose qui ne me fait pas vibrer.

Après la sélection par coups de cœur, j’ai des critères d’évaluation (ancien prof, forcément) précis qui se sont affinés au fil du temps par rapport à mon expérience de MJ, de joueur et d’éditeur.

J’ai été surpris il y a quelques mois, de constater qu’à l’opposé de la tendance actuelle, tu baissais les prix de plusieurs de tes jeux (Hitos et son écran, Dreamraiders¹⁹…).
Sur le coup je me suis dit « mais mais mais, ce n’est pas possible, il mâchouille lui-même son papier ?!? »…
Tu nous expliquerais un peu comment la crise actuelle impacte ton activité et ton choix de baisser tes prix ?

J’ai essayé de manger le papier. Pas bon. Wif !

En réalité, comme les livres en stock des deux gammes HITOS et DREAMRAIDERS avaient plus de deux ans, je me suis dit que vu la situation, il serait bienvenu de baisser un peu les prix et de les rendre plus accessibles.

Par contre, il est vrai que l’augmentation des coûts des matières premières nous impose aujourd’hui d’augmenter les prix de nos nouvelles parutions.

Hé, mais au fait… La Loutre Rôliste ?!?

La Loutre Rôliste est née alors que je cherchais un nom pour la société. Un matin, au café, ça s’est imposé. Deux minutes plus tard, je jouais avec des cailloux (des dés en fait, pour nous les Loutres) au bord de la rivière… J’étais devenu une Loutre-Garou… euh, une Loutre Rôliste !

Et par un beau matin… Tadaaaaa !

Si je récapitule, pour l’instant la Loutre, c’est Blacksad, Hitos (et associés), Dreamraiders, Petits Détectives de Monstres, Stalker, P’tits Pirates et La Porte d’Ishtar (à paraître en avril 2023) c’est un fort beau catalogue en l’état, mais mon petit doigt me dit que tu ne comptes pas en rester là. Tu nous ferais un petit teasing des parutions à venir (prévues officiellement ou même rêvées) ?

C’était Blacksad. La gamme s’est arrêtée fin novembre 2022. Au revoir petit chat !

Autrement, La Porte d’Ishtar parait en avril 2023 avec le livre de base, l’écran du meneur et la première aventure imprimée Beauté de Marbre. Les autres suppléments (aventures et aides de jeu) sortiront en PDF et ce, progressivement dans l’année. Sinon, il y aura bientôt des annonces qui vont vous ravir. Mais je ne peux en dire plus, car les Castors nous observent et nous écoutent. *Pfuuu Pfuuu* C’est bon, je les ai éliminés, on peut parler.

Alors, au programme…

Nous avons en stock pas mal de choses loutrement intéressantes. Chez La Loutre Rôliste, on s’est démenés pendant tout 2021 et 2022, un peu partout dans le monde, pour dénicher des pépites.

Nous avons plusieurs jeux de rôles pour enfants, un recueil de scénarios inédits pour Stalker, la mise en ligne du système MOTEUR DES EMOTIONS (celui de La Porte d’Ishtar) sous Creative Commons et d’autres projets qui sont en cours de préparation/négociation/loutrisation.

Et voici venir la fin de cet entretien… Si tu as des choses à ajouter, n’hésite surtout pas tu as carte blanche…

Oui, j’ai un truc un dire, très très important !

La Porte d’Ishtar parait en avril et pour le coup, il y a un LATE PLEDGE – LA PORTE D’ISHTAR sur ULULE pour permettre aux rôlistes de se procurer tout ou partie de la gamme à des prix très avantageux et avec plein de bonus (PDF offerts et débloqués), avant augmentation des prix (merci la hausse des coûts d’impression).

Les nouveaux contributeurs bénéficieront, en plus de ce qui sera obtenu pendant le Late Pledge, de TOUT ce qui a été débloqué auparavant et les contributeurs de la première campagne de financement Ulule bénéficieront, s’ils y ont droit, de TOUT ce qui sera débloqué ! Donc foncez les gens, c’est jusqu’au 27 janvier à minuit !

Et voilà, vous savez tout sur la loutre… alors, n’hésitez pas à venir patauger dans la mare, il y a de quoi s’amuser un bon moment en fouillant un peu le catalogue. Concernant la Porte d’Ishtar, il vous reste jusqu’à la fin de la semaine pour rejoindre le Late Pledge.
J’ai de mon côté lu le pdf et ma foi, c’est plutôt chouette (avec une mention spéciale pour la création de perso, qui vous permet enfin de gérer la génèse du groupe de personnages en session 0) et donne plein d’idées de parties en quelques lignes.
Merci Christophe pour cet entretien en plein rush de financement et à très bientôt pour de nouveaux jeux loutrement biens.

Propos de Christophe Dénouveaux recueuillis par David Barthélémy

Notes et Références :

¹ Black Book Editions
² Wizards of the Coast
³ Necrotic Gnome
Antre-Monde Editions
Lapin Marteau
Les livres de l’Ours
La Loutre Rôliste
Christophe Dénouveaux
Scriptarium
¹⁰ Défis Fantastiques
¹¹ Stalker
¹² Chasseurs de Légendes
¹³ Blacksad
¹⁴ NoSoloRol Ediciones
¹⁵ Hitos
¹⁶ Petits Détectives de Monstres
¹⁷ La Porte d’Ishtar
¹⁸ Guerra de Mitos
¹⁹ Dreamraiders

Notes et Références :

Avant la sortie

Entretien avec Arthur Camboly autour de Brancalonia

Hohoho !!!

Ces six lettres assemblées au mois de décembre imposent tout de suite à l’esprit une intonation particulière, synonyme de cadeaux à la pelle, d’illuminations, de neige (mouais) et d’indigestion potentielle… Cette année, je vais faire le choix de surtout retenir l’aspect cadeaux, avec la livraison prévue pour Noël de mon pledge Dragons¹ (nul doute que les enfants seront jaloux de la place qu’il occupera sous le sapin). Je n’ai jamais été fan des grosses licences en jdr, comme Cthulhu², Star Wars³ ou Donjons et Dragons⁴… Et pourtant, contre toute attente, j’ai été conquis par la mouture proposée par le Studio Agate⁵ (bon ce n’est pas un secret, j’ai déjà parlé ici de Aventuriers et Le Grimoire en termes élogieux) de la cinquième édition de l’ancêtre (il va falloir réfléchir à une autre image pour évoquer D&D, celle-ci commence à me paraître usée).
Je m’étais penché sur le guide du joueur officiel à sa sortie par curiosité et histoire de ne pas rester ignorant, pour me dire que oui, ça avait l’air de mieux faire le job en allégeant pas mal les dernières itérations, mais n’en avait pas été plus émoustillé que ça… J’avais jeté un œil (pour les mêmes raisons) sur Héros & Dragons⁶, sans adhérer non plus.
Ensuite, j’ai levé les yeux au ciel à chaque nouveau projet estampillé « 5e compatible », effaré par la foultitude de campagnes surfant sur le succès de cette nouvelle édition (ben oui, pour faire du chiffre, faites du D&D… Enfin, c’est surtout valable dans la langue de Shakespeare). Et puis, le temps aidant, j’ai finis par reconnaître qu’il pouvait y avoir du bon dans tout ça, notamment par la faute de Neverland⁷, un magnifique setting Peter Panesque aux doux relents d’osr (très fortement axé hexcrawl) présenté sous la forme d’un immense bac-à-sable. 
Et c’est là qu’arrive Brancalonia⁸, venant souffler un vent de fraîcheur sur les propositions habituelles. Cette fois, exit l’osr, tout se joue sur la tonalité offerte par le contexte qui va se dérouler dans les pages du bouquin. Et c’est donc le Studio Agate qui va se charger de la version française de ce cadre de jeu « un peu particulier »… 
Plutôt que de continuer ma diatribe en solo, quoi de mieux que de laisser la parole à quelqu’un qui saura vous en parler d’expérience, le bien nommé Arthur Camboly, coordinateur/traducteur de la gamme au sein du Studio Agate

Salut Arthur et merci de venir nous parler un peu de ce beau bébé au fort accent italien qu’est Brancalonia. Alors dis-moi, avant de rentrer dans le vif du sujet, tu pourrais nous présenter un peu ton parcours de rôliste et comment tu en es venu à officier au sein du Studio Agate ?

Merci à toi pour ton invitation ! Difficile exercice que celui de l’introspection. J’ai jamais aimé ça, mais bon, pour toi, je vais faire un effort !
Comme dirait l’autre, je suis tombé dans la marmite du JdR lors de mes années fac : joueur puis MJ, j’ai fait mes armes sur DD 3.5 et Prophecy⁹ ; aujourd’hui, je joue à Dragons (tiens donc), 7e Mer¹⁰, Tales from the Loop¹¹ et Trophy¹², notamment. Mon truc, c’est l’univers, la narration, le drama : j’adore créer des histoires en collaboration. À mes yeux, le facteur “cool” prévaudra toujours sur les règles.
Quant au pourquoi du comment j’en suis arrivé là, eh bien c’est surtout le fruit d’un beau hasard ! Un ami (qui se reconnaîtra s’il lit ces lignes (et que je remercie encore une fois)) m’a prévenu qu’Agate embauchait des traducteurs pour les suppléments de 7e Mer Seconde édition (la boucle, toussa). Plutôt que de continuer à traduire des sous-titres pour des séries un peu bof-bof, j’ai tenté ma chance : bien m’en a pris, puisque les petits gars de chez Agate m’ont confié la moitié de Nations de Théah vol. 2¹³. Comme premier projet, y a pire !

Donc, Brancalonia arrive bientôt dans nos contrées et ça s’annonce plutôt cool. Pour avoir lu le kit d’intro, ça fait clairement envie. Comme je suis une grosse feignasse et qu’après tout je t’ai sous la main, tu nous en ferais un petit pitch, histoire de faire saliver celles et ceux qui n’auraient pas eu vent de ce que renferme la bête ?

Un petit avant goût de l’ambiance

Vache. Sont compliquées, tes questions ! Alors… Grosso modo, Brancalonia, c’est une Italie fantastico-médiévale pleine de crasse et de vin. On y joue les traîne-savates de l’aventure, de joyeux troufions et autres fripouilles sympathiques qui vont de corvée en corvée pour se payer bringues et festins.
C’est donc un univers très parodique et humoristique qui est proposé, avec moult ajouts de règles pour restituer cette ambiance si particulière la table : espèces et archétypes propres à la Brancalonie, rixes et jeux de tripots, Chemins qui ne mènent nulle part, prophéties, armes et magie de mauvaise qualité…
Si tu aimes interpréter des truands qui ne sont ni très gentils ni tout à fait méchants, qui opèrent en marge de la société, et qui veulent à tout prix trouver LE magot qui leur assurera une retraite pépère… alors Brancalonia est fait pour toi !

Il n’y a pas si longtemps que ça, j’aurais crié au scandale quant à un énième supplément (fusse-t-il l’émanation d’une boîte autre que Wizard of the Coast¹⁴) tournant sous la 5ÈME édition de D&D, tant j’abhorre la démarche dite du « système générique », que je trouve très proche d’une forme de paresse intellectuelle (voir éditoriale) venant scléroser le milieu de la création de jdr… Or il se trouve que là, j’ai trouvé ça plutôt bien pensé au final (comme quoi).

Ma question va par conséquent se décomposer en trois points :

  • Tu en penses quoi toi, des aménagements apportés par Brancalonia pour coller à son propos ?
  • Compatible 5E certes, mais quid d’une compatibilité plus spécifique avec Dragons et les options qu’il propose lui-même par rapport à D&D ?
  • Quand je parle de paresse intellectuelle, rapport aux systèmes « génériques », tu bondis au plafond ou c’est un aspect de la création de jdr qui t’as déjà chiffouillé ?

Je vais tâcher de répondre à tes questions dans l’ordre et sans trop me disperser !
Je parlais plus haut des propositions de règles : Brancalonia étant un supplément pour la 5e édition, il est entièrement compatible avec Dragons, qui est une traduction de cette dernière. Si nous n’avons pas modifié le propos des auteurs italiens en ajoutant des règles propres à Dragons (tel que le système modulaire), on peut très bien imaginer des aventures dans le monde de Brancalonia avec des espèces et des archétypes issus des ouvrages du studio. Voire, pourquoi pas, faire en sorte que les héros d’Eana¹⁵ traversent un portail ateak¹⁶… et se retrouvent en plein État-lie !
Enfin, concernant paresse intellectuelle et système générique, je suis clairement mal placé pour te répondre puisque je ne suis pas un grand consommateur de JdR. En gros, je lis et j’achète les jeux auxquels je joue ou vais jouer, à quelques exceptions près. De fait, ma connaissance des systèmes génériques est très limitée. Cependant, je dirais que, comme dans toute discipline, il faut savoir raison garder. Certains JdR qui utilisent un système générique font ça très bien et avec respect pour le matériau d’origine, comme City of Mist¹⁷ (un PbtA¹⁸, bientôt en financement VF !), ou encore Trophy Dark, qui reprend les règles de Cthulhu Dark¹⁹ et les agrémente à sa sauce. C’est, je pense, le cas de l’éditeur italien Acheron Games²⁰, qui a bâti les bases du jeu sur les règles de la cinquième et nous a sorti un univers véritablement inédit.

Soyons francs, le folklore italien n’est pas forcément le mieux maîtrisé dans nos contrées et ce en dépit de la proximité du pays. Finalement, sorti de Pinocchio (dont le générique de la série tv réussissait l’exploit de mêler extrême glauquitude et mélodie entraînante) quand j’étais enfant et des western spaghettis, on maîtrise assez mal le sujet. Alors comment selon toi, Brancalonia réussit l’exploit de paraître familier et accessible tout en étant aussi rafraîchissant ?

Haaa cette musique… Et la fée Bleue 😍

Je dirais que le public français dispose d’un avantage majeur dans l’appréhension de cet univers picaresque : ses racines latines. L’Italie, après tout, n’est pas un pays si lointain. En creusant un peu, on se rend compte qu’on en sait plus qu’on le croit sur nos voisins : il y a Pinocchio, certes, mais aussi toute l’Antiquité romaine et la Renaissance italienne, Rome et la Sicile, Socrate et Michel-Ange, Dante et Machiavel, Sergio Leone²¹ et Ennio Morricone²², la gastronomie, la musique, les arts, le rayonnement culturel. Sans parler de la langue ! Combien de mots utilisons-nous au quotidien qui ont traversé les Alpes pour atterrir chez nous ? Adagio, piano, pizza, mais aussi perruque et grotesque (pour ne citer qu’eux) qui nous viennent tout droit d’Italie.
Tiens, on connaît tous la fée bleu de Pinocchio, pas vrai ? Eh bien, Brancalonia en fait une espèce à part entière ! Pareil pour le bestiaire : qu’est-ce qu’un margutte²³, sinon l’ogre vorace qui figure dans tous les contes pour enfants ? Qu’est-ce qu’un malacoda²⁴, sinon un diable faustien tout droit issu de la Divine comédie²⁵ ? Ce qui fait la force de Brancalonia, c’est le traitement de ses idées.

À plusieurs reprises en parcourant le bouquin, je me suis dit « tiens, mais c’est Bud Spencer²⁶ ! »… et juste un peu après de me faire la réflexion que niveau générationnel, il risquait de manquer certaines clés aux plus jeunes rôlistes (lire les moins de quarante ans) pour se projeter dans cet univers. Donc au-delà du simple aspect culturel et des multiples clins d’œil que nous fait le livre, comment on opère pour s’approprier l’ambiance ? Il y a des outils, des listes de références pour celles et ceux qui n’ont pas connu les Raiders²⁷ aux goûtés des sorties scolaires (oui vous, si vous ne savez pas de quoi je parle) ?

Il y a effectivement toute une liste de références en début d’ouvrage pour aider les joueurs à s’approprier les codes du genre. Si t’es du genre à faire des tas de recherches sur un univers avant de lancer ta campagne, tu seras servi ! Des aides ponctuent également la lecture sur les différentes ambiances qu’il est possible d’insuffler dans sa partie : dark fantasy, parodique, merveilleux, tragicomédie… Même sans tout ça, le livre n’est pas si différent de n’importe quel autre bouquin de JdR : la description de l’univers a lui seul devrait te donner une bonne idée du genre de provinces qui constituent la Brancalonie, des peuples qui l’habitent, des menaces et des créatures qu’on y trouve… En plus, le tout est servi par une pléthore d’illustrations qui, au premier feuilletage, plongent tout de suite dans l’ambiance.

Pour en revenir à Bud Spencer et Terence Hill²⁸, Brancalonia colle vraiment au genre avec ses règles de Bagarre (les rixes) tout droit sorties d’un Trinita²⁹ ou Pair Impair³⁰ (haaa ces baffes légendaires distribuées à tour de bras). Je ne m’en rendais pas vraiment compte quand j’étais gosse, mais cette violence non létale participait vraiment au style granguignolesque des films du duo… On se castagne, mais ça reste bon enfant. C’est osé pour du 5e édition qui se veut majoritairement très héroïque et où les armées de gobelins et autres vilaines bestioles sont habituées à  tomber sous les coups impitoyables de héros à fortes tendances psychopathes. 
Alors à ton avis, c’est juste lié au style du jeu ou ça dénote d’un symptôme comme quoi on aurait besoin d’aller vers quelque chose de plus léger que « mon épée dans ta tronche et vas-y que ça saigne » ?

Des baffes, des tavernes… et toujours Bud Spencer

Un peu des deux, mon colonel ? À mon sens, l’intention des auteurs était clairement de se détacher des poncifs associés à la fantasy. Ça passe par des combats moins épiques, plus “gritty”, où tous les coups sont permis, mais également plus légers. J’y vois clairement une volonté de faire dans l’originalité et, surtout, de servir aux joueurs un système de jeu connu dans une ambiance novatrice. J’ignore si c’est révélateur d’un symptôme ou d’un besoin en particulier, mais dans mes cercles, on n’est clairement pas nombreux à s’adonner au jeu du “mon épée dans ta tronche”. ^^

Bon alors, c’est bien beau tout ça, mais quand on parle d’un jeu Italien (ou Norvégien, ou Tchèque…), on se questionne sur la traduction. J’ai cru comprendre que tu avais traduit à partir du texte en anglais pour arriver à cette version française. Du coup, comment est-ce qu’on travaille pour rester au plus proche du texte original sans trahir les particularités de la langue ? (Ça peut paraître con comme question, un texte étant un texte. Toutefois étant plus jeune je regardais pas mal d’animés japonais et on distinguait tout de suite ceux dont la traduction était faite sur la base des sous-titres anglais de ceux reposant sur les dialogues japonais).

Oui ben piano sur le Chianti les traducteurs, on vous a à l’œil hein !

Déjà, comprends bien que traduire, c’est trahir. Forcément. On peut être plus ou moins fidèle au texte source, on peut être plus ou moins bon traducteur, mais trahison il y aura toujours. Ben oui, le traducteur n’est pas l’auteur, et l’italien n’est pas le français. Certains termes n’ont pas d’équivalence ; telle phrase sera difficilement compréhensible pour le lecteur VF à moins d’en remanier complètement la tournure ; des idées et concepts inhérents à la culture italienne ne le sont pas forcément à la culture française. Tiens, prends le mot “culaccino” : en italien, ça désigne à la fois l’extrémité d’un saucisson… mais aussi la trace circulaire laissée par un verre ou une tasse sur une table ! Bon courage pour rendre un tel concept en français en un seul mot !
Et c’est ça, le défi qu’on s’est lancé avec Brancalonia : livrer une VF qui fasse ressortir toute “l’italienneté” du texte original en trahissant le moins possible son propos. Pour ça, j’ai travaillé à partir de la version anglaise et de la version italienne. Derrière, on a eu plusieurs consultants en italien pour nous donner des suggestions sur telle ou telle référence, tel ou tel jeu de mot. Ça a été un travail de longue haleine, de croiser les informations sur trois documents différents, mais Gianni, Julien, Thomas et Marie ne se sont pas laissés abattre par l’ampleur de la tâche !
Enfin, dans certains cas, comme il était impossible de traduire certains termes sans embrouiller le lecteur français, on a fait le choix de les conserver en italien. Comme ça on évite la perte de sens due à la traduction, et en plus on renforce l’immersion.

Le financement pour la vf démarrera le 4 janvier prochain, si j’ai bien suivi les news. 
Techniquement, vous en êtes où dans l’avancement du projet ? Selon toi, on pourra espérer avoir tout le matos en 2022 pour lancer nos Canailles sur les routes du Royaume d’Etat-Lie ?

Chacun sa route, chacun son chemin… chacun son rêve, chacun son destin 😃

On est dans les phases finales de relecture/maquettage ! À l’heure où j’écris ces lignes (mardi 28 décembre à 11h50 très précisément), le livre de base est enfin terminé. Le kit de découverte est prêt depuis longtemps, les accessoires sont prêts. Il ne nous reste plus qu’à maquetter le Macaronicon (premier supplément de la gamme) et à le relire. Note que les PDF seront livrés sitôt le financement terminé, à une semaine près (un peu plus pour le Macaronicon, du coup). À moins d’un contrordre indépendant de la volonté du studio (#crisedupapier) tout devrait sortir en 2022.

D’ailleurs, maintenant que l’on parle du financement, j’ai vu que cela concernait un livre de base et un supplément (le Macaronicon, dont tu nous parlais juste au-dessus) ainsi que d’éventuels bonus additionnels… un petit teasing sur le supplément peut-être ?

Ouais ben non… j’y vais pas moi… ou alors vraiment vite fait…

Ah là là, qu’avez-vous tous à demander des infos ! C’est comme si le projet vous intéressait, diantre !
Je ne peux pas trop en révéler à moins de te gâcher la surprise, mais puisque tu insistes… On a préparé de belles choses exclusives à la VF de Brancalonia. Déjà, on vous réserve un petit truc sympa en partenariat avec une chaîne YT. Et ensuite, j’ai hâte qu’on dévoile les cou–aaah, au secours ! Une viloupère enragée m’attaque ! Vite, la réponse à ta question se trouve au château de *glaaargh

Le livre de base de Brancalonia nous propose sept scénarios prêts à jouer (c’est pour le moins généreux ça) et le livret d’initiation un de plus. Ça nous donne le ton de la gamme et des futures sorties (à savoir un jeu à « jouer » plutôt qu’un jeu encyclopédique) ou c’est pour qu’on ait de la matière à disposition en attendant éventuellement des suppléments ?
Et puisqu’on en est là, y’a une suite de prévue ?

Tu as mis le doigt dessus : Brancalonia est pensé pour être prêt à jouer ! Aujourd’hui, on n’a plus le temps de rien. Alors quand ton livre de base te propose des règles, un cadre de campagne ET une campagne prête à jouer, toi, que tu sois une Canaille impatiente ou un Condottiere retors, tu es content, non ? Et quand tu es content, tu… tuuuu…
Ahem. Plus sérieusement, je pense qu’il y a déjà de quoi faire rien qu’avec le kit de découverte et le livre de base. Si ça ne suffit pas, le Macaronicon compte six scénarios supplémentaires. Le dyptique livre de base + Maca est très complet et promet déjà des heures de jeu en perspective.
À terme, on compte également publier d’autres contenus, comme les gazettes qui contiennent des accroches scénaristiques, des profils de monstres, des infos supplémentaires sur le Royaume, etc. Et si ce premier financement est un succès, il y a fort à parier qu’on continuera sur notre lancée en publiant la campagne de jeu The Empire Whacks Back³¹ !

Pour finir, je te cède la parole si tu as quelque chose à ajouter qui te tient à cœur et qu’on aurait négligé jusque-là…

Il est gentil le Vilou à son papa… NAN NAN ! LÂCHE LE BRAS À PAPA !!!

Oui, comme je le disais plus haut avant d’être grossièrement aplati par une viloupère en manque de gratouilles, j’ai hâte qu’on dévoile les couvertures alternatives qu’on a préparées pour le livre de base et le supplément !
En tout cas, merci de m’avoir proposé cette interview ! Et qui sait : dans le futur, peut-être aurons-nous le plaisir d’arpenter la Brancalonie le temps d’une partie ?

Allez, sus aux primes, Canailles !

Bon, tutti va bene… amis truands et bandits de grands chemins, je ne sais pas vous, mais moi ça me dit bien de monter des coups foireux à travers le royaume d’État-lie tout en ayant la maréchaussée aux trousses parce que j’aurais volé un panettone à la mauvaise personne (bien que je ne me fasse pas trop d’illusions quant au fait que finalement ce soit moi qui me colle à la maîtrise du jeu dans mon groupe 😭😭😭). Les souscripteurs des derniers projets du Studio Agate ont eu la chance de recevoir la version imprimée du kit de découverte et les autres pourront bientôt se jeter dessus pour avoir un aperçu de ce que propose cet univers haut en couleur. Donc si vous en avez assez de Greyhawk³² ou voulez oublier un peu les habituels contrées de D&D (bad joke inside), rendez-vous le 4 janvier afin de prendre votre ticket pour la Brancalonie.

Allé, Hue Rossinante, nous avons des baffes à  distribuer et de splendides échecs à mettre en scène… Et bien sûr, merci Arthur pour cet entretien sur le pouce, du coup suis impatient aussi de voir les versions collector, c’est malin (et bravo hein, Madame va bénir ton nom pour m’avoir parlé de ça).

Le lien vers le kit de démo ici

Propos de Arthur Camboly recueillis par David Barthélémy

Notes et Références :

¹ Dragons
² L’Appel de Cthulhu
³ Star Wars
Donjons et Dragons
Studio Agate
Héros & Dragons
Neverland
Brancalonia
Prophecy
¹⁰ 7th Sea
¹¹ Tales from the Loop
¹² Trophy
¹³ Nations de Théah Vol.2
¹⁴ Wizards of the Coast
¹⁵ Eana : univers de jeu de la gamme Dragons du Studio Agate
¹⁶ Portail Ateak : nom de Portails anciens ouvrant sur d’autres plans
¹⁷ City of Mist : Le financement de la VF démarre le 10 janvier
¹⁸ PbtA
¹⁹ Cthulhu Dark
²⁰ Acheron Games
²¹ Sergio Leone
²² Ennio Morricone
²³ Margutte : Géant nain, écuyer de la “Morgante” de Luigi Pulci
²⁴ Malacoda
²⁵ La Divine Comédie
²⁶ Bud Spencer
²⁷ Raiders
²⁸ Terence Hill
²⁹ Trinita
³⁰ Pair Impair
³¹ Empire Whacks Back
³² Greyhawk

Paroles d'Experts

Paroles d’experts S01 E01 : Sandy Julien

Bonjour à toutes et à tous.

Nous inaugurons aujourd’hui une nouvelle rubrique ayant pour but de présenter les différents métiers de l’édition, qui bien que dans l’ombre des créateurs, sont essentiels et sans lesquels nous serions bien en peine de pratiquer notre loisir (et tant d’autres).
Traduction, relecture, mise en page, impression, distribution … Autant d’aspects méconnus et pourtant indispensables de la chaîne du livre, auxquels nous allons tenter de rendre la place qu’ils méritent, en donnant la parole aux différents acteurs qui les incarnent.

Paris, 2021

Alors que le langage sms et l’illettrisme sévissent sur tous les réseaux, le monde de la culture est en péril. Le Mal progresse et menace de plus en plus de lecteurs innocents d’être frappés du syndrome dit « des yeux qui saignent ». Pire, certains individus commencent à développer une sorte de « tolérance » face à cette incurie intellectuelle et ne relèvent même plus ce qui devrait pourtant leur sauter aux yeux.

Une seule solution : mobiliser une brigade de spécialistes prêts à en découdre avec la barbarie et qui, au mépris de tous les dangers, sauront se poser en gardiens de la Syntaxe et de l’Exactitude. Dernier rempart avant l’effondrement de la civilisation telle que nous la connaissons, le S.S.L.I.P (Section Spéciale des Lecteurs Intransigeants Professionnels) est né.

Pour les mener dans cette bataille de tous les instants, un homme s’élève : Sandy Julien

Bonjour Sandy, et merci d’avoir accepté de prendre quelques instants pour nous parler de toi, ta vie, ton œuvre. Alors dis-moi, pour les trois distraits du fond qui ne lisent jamais l’ours d’un bouquin, c’est qui Sandy Julien ?

Un traducteur de jeu de rôle et de romans qui sévit… euh, qui exerce depuis une vingtaine d’années. J’ai traduit du JDR, du jeu de plateau, de cartes, des comics, des bouquins de ciné, des romans… et pourtant il y a encore plein de choses auxquelles je n’ai pas touché mais que je souhaiterais essayer.
Et à côté de ça, je suis un homme tout simple. J’aime la pop culture en général, j’essaie d’être positif et optimiste dans tout ce que je fais, et je pense qu’il faut établir des ponts entre la culture établie, celle d’hier, celle que ma génération a pour mission de transmettre (et non pas de garder comme un temple) et la culture à naître, celle d’aujourd’hui, celle de demain, qui est en plein développement et qui a beaucoup à nous apprendre. Pour moi, l’essentiel, c’est ça : ne pas établir une « culture classique » qui serait sclérosée et en opposition avec des formes inédites et intéressantes, mais qu’on ne peut pas comprendre en leur appliquant les mêmes filtres.

Et je suis bavard, aussi. 

J’ ai bien cru que j’allais faire dérailler la molette de ma souris en déroulant la liste des bouquins que tu as traduit jusqu’à aujourd’hui … Comme quelques autres dans le milieu du jdr (pour ne pas citer John Grümph1), tu es soupçonné de n’être au final rien moins qu’un collectif d’auteurs/traducteurs … une déclaration à ce sujet ?

La team Sandy Julien

On va se concerter et on te répond ensuite…

Bon alors, traducteur aujourd’hui ça consiste en quoi exactement … ? Tu prends Google trad et tu bidouilles pour que ça fasse naturel (et on ne rigole pas, je ne citerai personne mais c’est du déjà vu … Oui oui) ou tu nous la joues Actor Studio avec mise en ambiance préalable pour rester fidèle au matériau d’origine ?

C’est du déjà vu, je l’ai déjà vu lorsque je supervisais des traductions chez Edge2

Il n’y a pas de mise en ambiance, non. On prend le texte et on avance. Pour certains textes techniques (ça m’arrive sur des bouquins de ciné au style complexe), je lis d’abord l’intégralité de l’ouvrage avant de commencer, afin de défricher un peu les notions qui ne sont pas forcément accessibles lorsqu’on traduit.
C’est un processus assez amusant, d’ailleurs. Il y a des textes qui se lisent très bien en anglais, on trouve ça très clair. Et puis quand il s’agit de les faire passer en français, ça devient plus difficile en particulier quand on veut éviter les anglicismes (je leur fais la chasse, mais je dois bien en commettre de temps à autre).

Comme on imagine les choses, traducteur/relecteur c’est un peu un métier d’ermite, le type dans sa grotte qui a le Harrap’s en guise d’oreiller et ronfle avec l’accent du Devonshire (enfin … moi, je vois assez les choses comme ça 😅), du coup si on veut dépasser un peu cette image issue d’un autre temps, tu pourrais nous en dire un peu plus sur tes méthodes, ton cadre de travail, les difficultés que tu as pu rencontrer face à un texte corsé et comment tu les as dépassées… ?

Le traducteur exerce un métier très solitaire, en effet, mais il a aussi des collègues (certains avec lesquels il pratique le JDR en ligne, d’ailleurs ! Coucou à l’équipage du Carnivale, au passage) : en cas de grosse difficulté, on a toujours la possibilité de poser la question aux copains et aux copines.
Mon cadre de travail est simple : un ordinateur portable avec word, une pile de dicos divers et variés, le logiciel Antidote pour repérer les petites coquilles sur lesquelles on passe sans les voir, et surtout, surtout, le plaisir de la traduction. C’est un immense privilège que de pouvoir se dire, quand on tombe sur un texte ardu : c’est compliqué mais c’est aussi ça qui rend le boulot agréable.
D’un autre côté, j’ai traduit pas mal de choses pas folichonnes, voire dont je ne suis pas forcément fier (en particulier en début de carrière). Mais aujourd’hui, je choisis mes textes (ou plutôt on me confie des textes dont on sait qu’ils vont me plaire) et je ne travaille quasiment plus que sur des projets qui m’enthousiasment à titre personnel.

Les difficultés… il n’y en a pas deux de semblables. Entre les complexités techniques, la nécessité de coller à un glossaire spécifique lorsqu’on aborde une franchise établie, les styles particuliers et les textes qui arrivent en n’étant pas finalisés, on tombe toujours sur de l’inédit. La plus grosse difficulté vient des délais extrêmement réduits… mais il faut faire avec ce qu’on a. 

Qu’est-ce que tu donnerais comme conseils à quelqu’un qui souhaiterait se lancer dans le métier (que ce soit pour du JDR ou des bouquins plus traditionnels) ?

Une seule chose. Il faut écrire court. La question la plus essentielle qu’un traducteur débutant puisse se poser est la suivante : « comment puis-je exprimer exactement la même chose, mais en utilisant moins de mots ? »

Abréger, c’est chercher les mots les plus pertinents et s’abstenir d’employer des périphrases et des formules à rallonge. 

J’imagine que plusieurs parcours peuvent mener à la traduction. A défaut d’un « chemin idéal » et selon toi, qu’elle serait la meilleure manière de s’y préparer ?

Il n’y a pas de chemin idéal, mais il y a un état d’esprit. Il faut aimer traduire. Et il faut aimer lire. Et par lire, j’entends « lire dans la langue de destination » (le français, dans mon cas). Pour éviter les anglicismes, par exemple, il faut vraiment lire des textes en « bon français » (c’est une expression… qui vaut ce qu’elle vaut, mais voilà : on a plus de chances de côtoyer un bon niveau de langue en lisant de bons auteurs et de bons traducteurs qu’en se cantonnant à parcourir des sites internet et des conversations sur les réseaux sociaux). 

Il existe de nombreuses écoles de traduction, mais aucune ne saurait affirmer qu’elle produit une traduction parfaite. Traduire, c’est toujours trahir. J’ai beau ne pas apprécier la nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux, elle a des qualités et prouve que l’on peut tout à fait reprendre une traduction classique et l’altérer de façon satisfaisante. Il y a beaucoup de lecteurs qui l’aiment énormément ; en ce qui me concerne, j’ai trop de mal avec les changements de noms, et je ne retrouve pas en la lisant le plaisir du texte d’origine, qui m’a trop marqué pour que je puisse la juger de façon objective. Mais elle existe, elle est pertinente et elle propose autre chose à partir du même matériau.

Le Chef des Bagouzes vous dîtes ? 🤔

Pour revenir à nos moutons : il faut aimer la langue, les langues, mais il faut également savoir trancher, en particulier lorsqu’on travaille dans un domaine où les tarifs ne sont pas très élevés et où il faut abattre beaucoup de taf en temps record (encore qu’ils aient augmenté un peu et que certains éditeurs pratiquent des prix raisonnables). L’amour immodéré du texte peut devenir un frein, en particulier quand on traduit de la technique, comme dans le jeu de rôle : il y a un moment où il faut penser à rendre le texte. Et ce moment est beaucoup plus proche que ne le voudrait une vision « confortable » du mode de travail. Il faut « tomber les signes » très vite. Dans des conditions pas toujours agréables (par exemple, sans jamais avoir joué au jeu : c’est un gros handicap quand on traduit du jeu de plateau). Bref, il faut savoir que c’est un travail passionnant, mais pas facile du tout. Et au début, trouver des clients est très difficile. Il faut s’accrocher, et bien comprendre qu’on travaille pour le long terme.

Quand tu reçois un texte à traduire, tu as un cahier des charges qui va avec ou c’est le freestyle total ?

Il y a parfois un cahier des charges, mais c’est rare. Les éditeurs avec qui je travaille me font confiance. J’ai supervisé pendant sept ans les traductions chez Edge, par exemple, donc j’ai une vision assez globale de ce que l’on doit faire ou pas sur tel ou tel texte. 

Quelle est la part de liberté d’un traducteur par rapport au texte original ?
Supposons que tu tombes sur un texte bourré de fautes au départ (ou d’incohérences flagrantes, tant au niveau du style que du contenu), tu as des recours possibles ou tu te retrouves à essayer de retranscrire tout ça en français (au risque d’y être associé par la suite) ?

Je vais te donner une réponse de Normand. Oui, il faut « corriger » le texte. Et non, il ne faut pas l’altérer. Il y a une limite à ce que l’on est en droit de faire. Si le texte est catastrophique… il arrive un moment où j’annote simplement ma traduction en proposant des alternatives. « On ne fait pas d’un âne un cheval de course… »
Mais il y a un piège dans lequel il faut bien se garder de tomber. Parfois, le manque d’expérience ou l’inattention vous font commettre de graves erreurs : on s’imagine que l’auteur ne sait pas ce qu’il fait, alors que c’est précisément le cas. Quand on imagine qu’un texte est mauvais ou incohérent, la première chose à se dire consiste à se poser la question : est-ce qu’il y a quelque chose que j’ai compris de travers ? Un second regard, celui d’un collègue, est précieux dans ce cas-là. 

Quand on est traducteur, peut-on se permettre d’avoir un style propre en regard du matériau d’origine ?


On ne devrait pas. Et pourtant ça donne de bien belles choses. Quand on lit ce que Jean Sola3 a fait sur le début du Trône de Fer4, on est époustouflé par un niveau de langue qui est un bon cran au-dessus de la VO. C’est Sola qui écrit, par endroits, et plus Martin5. C’est une option que certains lecteurs critiquent, et que d’autres apprécient.
Il faut bien comprendre que le niveau de langue est quelque chose de très délicat à appréhender. Lorsqu’un personnage s’exprime avec un accent en VO, on ne va pas lui donner un des rares accents bien reconnaissables en France, mais il faut quand même marquer cette différence…

Un accent … Quel accent ?

De la même manière, transcrire des figures de style balisées reste facile, mais on risque toujours de tomber dans le calque de l’anglais et d’avoir un texte un peu bancal au bout du compte.
Cela dit, je reste persuadé que l’on ne peut jamais se débarrasser de ses propres tics. Je ne sais pas si on peut parler de style, réellement, mais je pense que les traducteurs ont tous des formules, des façons de surmonter les difficultés, qui se ressemblent et qui donnent une couleur particulière à ce qu’ils écrivent. 

Par opposition, quand tu fais de la relecture, il y a d’un côté les fautes et la syntaxe à prendre en compte, mais aussi le rendu du texte (je pense au jeu de rôle notamment) afin qu’il soit lisible “et” compréhensible.
Ça t’es déjà arrivé de devoir ré-écrire des pans entiers pour le bien du texte ?
Et si oui, comment fait-on pour ne pas froisser la sensibilité de l’auteur ?

Il m’est arrivé de réécrire jusqu’à deux tiers d’une traduction bancale. Mais là, c’était en tant que relecteur pour des traducteurs parfois débutants. 
Je le dis souvent, mais j’ai récemment dû corriger un « when the shit hits the fan« 6 traduit par « quand la crotte heurtera le ventilo [sic] »… C’est un cas extrême, bien sûr, mais voilà le genre de chose qu’il faut corriger quand on est relecteur (ou quand on est traducteur, pour éviter de se faire tuer par son relecteur).
En ce qui concerne le texte VO qu’il faut réécrire… là, on le fait sans se poser trop de questions (surtout en temps limité). S’il faut élaguer un peu dans une prose alambiquée… eh bien tant pis. On a toujours quelques lecteurs qui vont compter le nombre de mots et affirmer qu’on a loupé une nuance ou altéré le texte d’origine, mais c’est anecdotique. Il vaut mieux un texte clair et qui sonne français plutôt qu’un calque effroyable de l’anglais. Tout ça est un équilibre délicat : il faut travailler en équilibre sur le fil qui sépare le « texte corrigé » du « j’en ai fait beaucoup trop ».
Quand quelque chose est incohérent et que je peux contacter l’auteur, je le fais. Jusqu’ici, dans 100% des cas, l’auteur répond : ah oui, on avait loupé ce détail et on va le corriger en réimpression VO. 

Selon toi, c’est quoi les dix commandements du traducteur pro ? (ou trois, ou cinq hein)

  • Respecter l’intention de l’auteur ou de l’autrice d’origine. Tu peux adapter, modifier, etc., mais pas trahir l’intention. Si un personnage s’exprime de façon sexiste, tu le traduis sexiste, tu n’en fais pas un féministe, et vice-versa. L’intention, c’est essentiel.
  • Eviter les verbes ternes (être, avoir, faire) et les remplacer par des verbes plus précis et plus variés (représenter, adopter, relever de, etc.) sans pour autant (et c’est essentiel) aller chercher des verbes trop complexes. Quand on donne ce conseil aux traducteurs débutants, ils sortent un dico pour balancer des « ratiociner », des « gloser », etc., dans un texte qui est au ras des pâquerettes en VO. Enrichir son vocabulaire, ce n’est pas le rendre inintelligible. Il y a un bon exercice : tu lis un bon auteur français (je relisais Stefan Wul7 récemment), dans un registre populaire ou jeune lecteur, et quand tu tombes sur un verbe ou un mot simple mais que tu n’utilises jamais, tu le notes. Sur un tableau blanc, par exemple. Il y reste jusqu’à ce que tu aies eu l’occasion de l’employer. Les mots les plus précieux sont les plus simples : c’est en allant chercher des mots compliqués comme « solutionner » qu’on oublie qu’en français, il suffit de « résoudre ». La langue claire et élégante, ce n’est pas une langue complexe. La richesse du vocabulaire, ce n’est pas de l’érudition de salon.
  • Ecrire au plus bref. Moins j’utilise de mots, plus j’utilise les bons.
  • Limiter les adverbes en « ment ». Je plaide coupable. J’essaie d’arrêter.
  • Être sympa avec ses collaborateurs. Quels qu’ils soient, à quelque niveau de la chaîne de production qu’ils se trouvent.
  • Apprendre à gérer son emploi du temps et s’imposer une discipline en matière d’horaires. Ne pas travailler « tout le temps, même pendant les vacances et le week-end ».
  • Lire. Lire de la bonne traduction, du bon roman, de bons articles. S’imposer l’exercice qui consiste à comparer VO et VF de bons ouvrages par de bons traducteurs (Pierre-Paul Durastanti8, Patrick Marcel9, Patrick Couton10 par exemple). 
  • Travailler en binôme et apprendre mutuellement.
Les binômes, y’a qu’ça d’vrai
  • Sortir de sa zone de confort et s’essayer à des traductions dans d’autres domaines. 
  • Manger moins de sucre et faire de l’exercice. Mais ça, ça s’applique à tout le monde, non ? 🙂 

Paris, toujours 2021

Dans l’ombre des réseaux, les vilains agissent et continuent d’influencer la langue, de manière plus ou moins subtile, afin de la faire évoluer vers une forme moins littéraire et plus proche de leurs attentes textuelles dépravées. En réaction à la création du S.S.L.I.P, ils s’organisent à leur tour et se regroupent sous la bannière du C.A.L.E.C.O.N.S (Cellule d’Action Libératoire de l’Ecriture Contre l’Onanisme Nomenclatural du Sachoir).
Nous rentrons dans une nouvelle ère de terreur et les forces en présence sont sans pitié. Qui triomphera en ces temps troublés ?
En tout cas, une chose et sûr, personne ne sera épargné dans cette lutte fratricide … Alors, S.S.L.I.P ou C.A.L.E.C.O.N.S, choisissez bien votre camp …

Un très grand merci à Sandy de s’être prêté au jeu des questions et à bientôt pour l’épisode 2

Notes et références :

1John Grümph
2 Edge Entertainment
3
Jean Sola
4
Le Trône de Fer
5
Georges R.R. Martin
6
When the shit hit the fan : expression signifiant que les choses se compliquent, dégénèrent, que c’est la merde en somme.
7
Stephan Wul
8
Pierre-Paul Durastanti
9
Patrick Marcel
10
Patrick Couton